Entretien avec le ministre aux Communications

Ça tourne

d'Lëtzebuerger Land du 19.04.2001

d'Lëtzebuerger Land : Le bilan 2000 du Fonds national de soutien à la production audiovisuelle est très positif, en le présentant, il y a un mois, vous vous disiez très satisfait du développement du secteur - et ce non seulement parce qu'avec Shadow of the Vampire d'Elias Merhige, un film coproduit au Luxembourg a pour la première fois été nominé aux Oscars et aux Golden Globes. Parmi les grandes lignes, on constate que cette production s'oriente de plus en plus vers de grandes co-productions internationales. C'est un des éléments de la politique de développement du Fonspa. Quelle est votre volonté d'orientation, quelles impulsions voulez-vous donner au secteur ? 

François Biltgen : Je ne peux parler qu'en tant que ministre délégué aux Communications - et en tant que ministre du Travail et de l'Emploi -, pour les questions culturelles, il faudra voir cela avec la ministre de la Culture, Erna Hennicot-Schoepges. En ce qui me concerne, je peux dire que nous tenons toujours à consolider et à élargir le troisième pilier de notre économie, le pilier de l'industrie du multimédia. Avec la SES, RTL, l'Office des publications européennes ou d'autres, nous avons déjà des entreprises fort actives dans ce domaine. Dans la production audiovisuelle, il m'importe avant tout que nous ayons un secteur qui travaille en permanence, surtout dans les studios. Car je crois que c'est dans les studios que nous pouvons le plus facilement créer des emplois permanents. 

J'ai par exemple eu l'occasion d'assister à un tournage d'une grande coproduction, D'Artagnan, dans les studios de Carousel à Dommeldange, sur les terrains de l'Arbed. Je n'y suis pas allé pour le glamour, mais pour parler avec les gens, surtout les Luxembourgeois qui travaillent derrière les coulisses et j'ai pu constater que durant les dix ans que le secteur est systématiquement soutenu, beaucoup d'emplois se sont créés, un véritable rouage s'est mis en marche. Cela est bien plus important pour le Luxembourg que l'attention des médias lorsqu'un film coproduit et tourné dans les coulisses grand-ducales est nominé pour un prix.

Dans ce sens, je crois pouvoir dire que 2000 a connu une percée importante, parce que les grandes sociétés s'établissent définitivement, avec des studios qui tournent en permanence. Je pense e.a. aux nouveaux studios que Delux vient d'ouvrir à Contern, puis Carousel, avec ses studios actuels à Dommeldange, mais qui nous a déjà présenté ses projets d'investissements importants ; puis, à Contern encore, à côté de Delux, va s'établir prochainement une société spécialisée dans la location de matériel pour tournages, ce qui manquait ici... 

Donc, je considère que l'objectif économique, celui de créer un domaine qui travaille à plein régime, est atteint ; nous devons maintenant le consolider pour qu'il puisse se développer. Ceci dit, nous ne sommes ni Hollywood ni Cinecittà, et nous n'allons jamais le devenir. 

Je crois que ce but que nous nous sommes fixé, nous pouvons l'atteindre le plus facilement par le biais de coproductions. En plus, si nous voulons que les films percent à l'étranger et puissent atteindre un seuil de rentabilité - il ne s'agit pas seulement d'investir de l'argent public - ces coproductions sont, je crois, la meilleure recette. 

 

Prenons par exemple D'Artagnan : ce film a été refusé à l'aide à la production française parce que, selon leurs critères, il s'agirait d'un film « industriel »... Justement, le Luxembourg est en train de finaliser un accord de coproduction avec la France, qui devrait pouvoir être signé lors du Festival de Cannes. Paris a longtemps été très réticent à un tel accord avec le Luxembourg, voyant dans le Grand-Duché une sorte de cheval de Troyes de Hollywood, qui viendrait concurrencer le « film européen » en son sein. Comment est-ce que cette situation s'est débloquée ? 

D'abord, je tiens à préciser que pour moi, il n'y a pas forcément opposition entre les termes « populaire » et « qualité ». Cette catégorisation avec, d'un côté, le film « artistique » durant lequel on s'endormirait et de l'autre le film soi-disant « industriel » qui plairait au public mais serait moins bon, est une approche typiquement européenne qui, à mon avis, est complètement fausse. Tenez, je viens de revoir Schindler's List à la télévision, et j'ai à nouveau été confirmé dans ma conviction que les Américains savent également faire des films populaires qui ont une grande valeur culturelle. C'est donc un manichéisme qu'il faudrait abolir une fois pour toutes.

Comment nous avons décrispé les relations avec la France ? C'est vrai qu'ils avaient peur que le Luxembourg essaye de noyauter la production cinématographique française d'une part et leur protection sociale de l'autre. Nous avons essayé de contrecarrer ces peurs en faisant un travail de mise en confiance de longue haleine. Ainsi, l'Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle (Ulpa) a systématiquement cherché le dialogue avec ses collègues français et puis nous avons trouvé les sympathies de beaucoup de professionnels français qui ont travaillé sur l'une ou l'autre production au Luxembourg, et cela s'est ébruité jusqu'à Paris. Ils ont pu contredire l'image négative que les Français avaient du Luxembourg audiovisuel. 

Et puis je répète que le Luxembourg n'est pas Hollywood et n'a nullement l'ambition de le devenir, nous ne voulons pas délocaliser la production audiovisuelle française. Si sur les quelque 150 films produits par an en France, il y en avait six qui pouvaient être coproduits avec le Luxembourg, ce serait déjà beaucoup.

En une deuxième étape, au niveau politique, nous avons saisi l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, durant laquelle j'ai pu établir de très bons contacts avec mon homologue française, Catherine Tasca. 

Je lui ai fait part que le Luxembourg, tout en n'ayant pas vraiment un trop grand intérêt financier direct dans Media Plus, soutenait ce programme justement pour promouvoir davantage le film européen par rapport au film atlantique et qu'il fallait accompagner ce programme par d'autres efforts bilatéraux et multilatéraux. Ainsi Catherine Tasca était d'accord avec moi qu'il fallait créer un cadre juridique propice aux collaborations entre producteurs appartenant à l'espace de la francophonie et qu'un accord de coproduction permettrait de tisser des liens plus étroits entre les secteurs audiovisuels des deux pays. 

En effet, les réticences de la part de la France - surtout à l'intérieur de la francophonie, qui devrait avoir intérêt à se battre en commun contre la prééminence du cinéma anglophone - étaient vraiment devenues incompréhensibles. Nous en sommes donc arrivés à une discussion au plus haut niveau, entre ministres, en commun avec le Centre national de la cinématographie (CNC) français et le Fonspa (Fonds national de soutien à la production audiovisuelle) luxembourgeois, et voilà comment les choses se sont débloquées. Le texte de l'accord a depuis lors été développé en commun, et nous espérons pouvoir le signer en mai à Cannes. Je crois d'ailleurs que le Luxembourg n'est pas le seul à y gagner, la France aussi. 

Jusqu'à présent, le Luxembourg n'avait que deux accords de coproduction officiels, l'un avec le Québec et l'autre avec le Canada. Nous sommes encore en train de faire le même exercice de médiation avec l'Allemagne, la Suisse et la Grande-Bretagne ; pour la Belgique, nous n'en avons pas besoin, mais nous pourrions aussi officialiser nos relations par un tel accord.

 

Si les coproductions multilatérales sont sans aucun doute un bon moyen pour percer sur plusieurs marchés nationaux et pour rentabiliser un film, cette priorité politique comporte néanmoins aussi un danger inhérent pour les sujets dits « nationaux ». Est-ce que, si le Fonspa soutient prioritairement les projets financièrement viables à cent pour cent sur le marché, qui, de surcroît, sont des coproductions, cela ne pénalise pas tous ceux qui auraient un contenu « luxembourgeois », malheureusement toujours moins intéressant pour une télévision ou un diffuseur français, allemand ou même belge ? 

Il n'est pas facile de définir un « film luxembourgeois ». Black Dju de Pol Cruchten par exemple, a été très remarqué au premier festival du film européen à Chicago justement, parce qu'au contraire des autres contributions, il ne versait pas dans le cliché touristique du Luxembourg. C'est un film qui a été tourné et coproduit ici, mais c'est un film social qui a un intérêt universel. Je crois que ce serait faux de se limiter aux sujets rouge-blanc-bleu. Ceci dit, les sujets de films, il faut encore les trouver et les développer jusque dans le dernier détail. Pour cette raison, je suis très content que le Fonspa ait lancé son concours de scénarios, c'est une très bonne initiative. 

Car s'il y a encore des idées, nous constatons qu'on manque de bons scénaristes, de gens qui sachent développer leur idée et en faire une histoire qui puisse être filmée. Je crois qu'actuellement, les budgets de films ne prévoient pas assez d'argent pour le développement du scénario ; cela coûte cher. Donc je considère que la ligne du Fonspa d'encourager les préparatifs d'un film est tout à fait juste. Au-delà de cela, nous sommes bien sûr un petit territoire, ce serait un miracle si nous avions beaucoup de bons scénarios par an alors que tous mes collègues disent manquer de bons scénaristes.

 

Ce n'est pas une question de nationalisme primaire, mais je crois tout simplement que, vu l'exiguïté du territoire et, a fortiori, du marché, les cinéastes luxembourgeois sont pénalisés dès le départ. Si quelqu'un veut faire un film ayant trait à un sujet national, mettons qu'il veuille même le faire en luxembourgeois, il est forcément dépendant de l'argent public, et donc de l'État, il ne trouvera pas d'autres moyens pour financer son projet car les coûts d'un films restent les mêmes... 

Une idée que j'ai initiée, que le Fonspa est en train d'examiner et qui permettrait de contourner cet obstacle, ce serait d'instaurer quelque chose comme un « jack-pot », un système qui permette à un réalisateur de réaliser LE projet de sa vie, et qui serait largement financé par l'État en lui laissant entière liberté. Mais cela ne vaudrait qu'une seule et unique fois dans sa vie, il faudrait que le réalisateur élabore un chef d'oeuvre avant de venir nous voir. Un système similaire existe dans certains pays scandinaves, nous sommes en train d'y réfléchir.

 

Une des formes cinématographiques qui permet de chercher des talents mais aussi des sujets est le film documentaire ; il semble en ce moment très vital du côté des sorties, assez en tout cas pour en faire tout une Semaine du documentaire luxembourgeois, qui commence lundi avec trois premières présentations. Le Fonds de soutien vient de confirmer sa volonté de concentrer l'aide à la production aux documentaires au Centre national de l'audiovisuel, au moins pour tous ceux qui sont produits à base de films d'archives. N'y a-t-il pas un danger de scinder la production audiovisuelle en deux, de creuser encore le gouffre entre productions nationales et coproductions internationales, entre quelque chose qui serait presque relayé à l'ordre du folklore et l'industrie pure et dure ? En plus, actuellement, le budget du CNA est loin d'être suffisant pour produire des films... 

Le CNA est sous la responsabilité de la ministre de la Culture, et comme je la connais, Erna Hennicot va lutter durant la préparation du budget 2002 pour avoir les moyens nécessaires pour le CNA. Ceci dit, cette manoeuvre nous permet de libérer quelques fonds au Fonspa, argent supplémentaire qui reviendra alors à la fiction. En plus, selon les critères de gestion transparente des administrations, il n'était pas sensé de faire financer les projets d'une instance publique - le CNA - par une autre instance publique - le Fonspa. 

Nous voulions aussi éviter qu'on nous accuse de dysfonctionnements un jour ou l'autre. Prenez par exemple le film de Paul Kieffer sur les Luxembourgeois au Congo qui sera présenté lundi : l'initiative en a été prise par le CNA, ils sont détenteurs des images, et pourtant, le film a quasiment entièrement été financé par le Fonspa, c'était un montage financier très compliqué, cela n'a pas de sens. Les documentaires tournés sans images du CNA resteront par contre attachés au Fonspa.

 

Comme votre prédécesseur Jean-Claude Juncker, vous êtes non seulement responsable des médias, mais aussi du travail et de l'emploi. Vous héritez donc du dossier des intermittents du spectacle, qui semble loin d'aboutir. En effet, ce n'est que maintenant, deux ans après le vote de la loi créant le statut de l'artiste, que les premiers intermittents peuvent demander à profiter de ses avantages, donc aussi du droit au chômage. D'ailleurs, vos services viennent de recevoir la première demande de chômage d'un intermittent du spectacle, mais rien n'est clair, ni le genre de contrats selon lesquels les intermittents doivent être embauchés, ni les modalités de payement d'un tel droit de chômage et ainsi de suite... Apparemment, il y aurait d'importants ajustements à faire... 

Le problème de cette loi est quelle innovait complètement, qu'elle s'aventurait sur un nouveau terrain. Vous vous rappelez peut-être les réticences qu'il y a eues lors de la discussion du projet en 1998-99, aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur du métier même. Il a néanmoins été politiquement très important que cette loi existe, elle a d'ailleurs seulement pu être adoptée in extremis avant la dissolution de la Chambre des députés. 

Nous constatons aujourd'hui qu'il y a confusion sur certains termes dans cette loi, notamment parce qu'elle croit pouvoir distinguer entre deux métiers différents, celui de l'artiste indépendant d'un côté et celui de l'intermittent du spectacle de l'autre. Or, parmi les intermittents on en trouve qui sont entièrement libres de s'exprimer comme ils l'entendent, d'autres cependant travaillent dans un lien de subordination. 

Ma priorité à moi est de lutter contre les faux indépendants, c'est-à-dire les gens qui travaillent comme des salariés, dans un lien de subordination, mais que les patrons n'engagent que comme indépendants. Nous voulons encourager les contrats à durée déterminée. Ceci dit, il y a parmi les intermittents du spectacle également des véritables indépendants.

Maintenant, où sont les frontières entre les deux, cela est difficile à dire : un acteur engagé dans une troupe de théâtre est, à mon avis, un intermittent du spectacle salarié, il doit jouer ce qu'on lui dit de jouer. Par contre au Luxembourg, où il n'y a pas de troupe et où chaque acteur est libre d'accepter ou de refuser un contrat qu'on lui offre, je les considère plutôt comme des indépendants : ils ont le choix. 

La même chose vaut, à mon avis, pour les techniciens : c'est le lien de subordination, respectivement le degré de liberté dans l'accomplissement du travail qui joue, il est impossible de décréter cela d'en haut ou de ranger des métiers spécifiques soit dans la catégorie indépendant soit dans la catégorie salariés, je crois que cela dépend au cas par cas. À mon avis, ce seront les jurisprudences qui devront clarifier les choses au fur et à mesure que la loi s'applique.

Pourtant, les gens du secteur de l'audiovisuel sont tributaires des projets qui se montent, et le droit du travail interdit de faire des contrats à durée déterminée plusieurs fois d'affilée ; après deux fois, les patrons seraient obligés de faire un contrat à durée indéterminée, ce qui est souvent impossible, les sociétés ne peuvent pas croître à chaque projet... Donc, c'est paradoxal, mais la loi elle-même est un handicap à un changement de pratique. 

Avec tout l'enthousiasme que j'ai pour le secteur, je n'accepterai pas qu'il devienne hors la loi. Nous devons avant tout essayer de régler les rapports de travail dans le milieu, ainsi je veux arriver à faciliter les engagements avec contrats à durée déterminée, pour cela, je suis prêt à ajuster la loi du travail, d'y faire une exception en vue de permettre la succession indéterminée de contrats à durée déterminée - d'ailleurs nous envisageons de faire le même genre d'exception pour les sportifs. Erna Hennicot-Schoepges et moi allons prochainement faire une réunion pour discuter les ajustements qui s'imposent, pour trouver un équilibre entre exception culturelle et droit du travail.

En tout cas, il me semble cependant difficilement imaginable qu'une personne reçoive en même temps l'aide directe de l'artiste indépendant et l'aide financière au chômage de l'intermittent. 

On a beaucoup trop parlé des aspects culturels de cette loi lors de son élaboration et pas assez du secteur économique et du droit du travail. Mais je crois que nous tirons les leçons des expériences et ajusterons cette loi qui est sans aucun doute perfectible.

 

josée hansen
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