Que reste-t-il à photographier à l’époque où la communication par l’image fixe ou animée est omniprésente dans la vie quotidienne ? Ou plutôt : Comment photographier ? Que signifie montrer par l’image ? Comment être une jeune photographe, quand les « prises de vue », ces captations du réel devenues accessibles à tous, ont envahi internet, les réseaux sociaux, nos flux de messages personnels et, en réalité, absolument tous les niveaux de la vie – de la banalité à l’extravagance. Ces questionnements assez angoissants tout de même qui préoccupent tous les spécialistes et professionnels de l’image n’empêchent pas la créativité de l’artiste Laurianne Bixhain, qui semble avoir adopté une position « méta » face à ces problématiques – « méta » ou « extra », quoi qu’il en soit, elle se situe en amont de la narration et de la vénération du trivial ; au-delà du récit de soi autocentré, ennuyant et si cher à tant d’artistes actuels ; bien loin aussi d’une esthétisation des malheurs du monde qui, à tour de rôle, deviennent à la mode. Et pourtant, ses photographies concernent ce que l’on appelle « la vraie vie » : notre rapport quotidien à l’architecture qui nous entoure et à l’espace urbain qui constitue le dispositif premier de la mise en scène de la vie quotidienne.
À travers une bourse du Fonds culturel national (projet réitéré tous les ans), l’artiste luxembourgeoise poursuit donc actuellement – et en tout pendant trois mois – ses recherches en résidence dans les locaux de la très inspirante Fonderie Darling à Montréal. L’ancienne fonderie et son entrepôt ont étés convertis en centre d’art (d’expositions et de résidences) il y a une vingtaine d’années, le caractère original de l’édifice ayant été préservé, on entre dans ce lieu un peu comme on si l’on entrait dans une partie de l’histoire de la ville nord-américaine. Nous sommes dans un ancien quartier ouvrier, aujourd’hui réaménagé et gentrifié et qui est donc devenu l’un des coins les plus « hype » de Montréal. La Fonderie Darling, avec sa programmation internationale pointue, préserve cet air de nonchalance, de liberté et d’esprit critique qui caractérise aussi sa fondatrice, Caroline Andrieux, et probablement les projets qu’elle choisit d’y accueillir (avec comités de spécialistes etcétéra évidemment).
Le lieu est en effet particulièrement intéressant pour l’artiste dont les préoccupations concernent nos rapports à l’environnement construit, au déclin des industries et à la technique. Intéressant aussi, pour la jeune Luxembourgeoise de se retrouver dans un contexte international si différent que celui du petit pays : Montréal est une ville où des jeunes de partout viennent créer leur vie, souvent seuls et à partir de zéro – mais dans une version contemporaine, parfois hipster parfois avant-gardiste, du rêve américain. Et toute cette population jeune de la ville est inévitablement très mobile, à l’image des artistes-voyageurs du monde, et notamment des jeunes artistes qui vivent souvent d’une résidence à l’autre (elle sera d’ailleurs en résidence à la Fondation Biermans-Lapôtre à Paris en janvier et février 2018).
L’artiste pointe immédiatement la difficulté première inhérente à cette mobilité : malgré la joie du voyage et de la découverte, il est très difficile de s’accrocher au présent et de s’y installer pour travailler. Telles sont les thématiques de la première partie de notre conversation : Comment, dans le cadre de ce nomadisme à la fois heureux et troublant, vivre dans le présent ? Comment se concentrer et s’y ancrer afin de créer. Comment constituer son fil ?
Laurianne Bixhain a sa méthode : elle arpente les villes, observe leurs structures, elle photographie des lieux différents, et dans des villes différentes – tours, voitures, machines, fenêtres, écrans – et nous donne à voir une sélection-composition méticuleuse d’images abstraites, souvent ambigües. Il y a des détails de structures, des cadrages étudiés à chaque détail près, des images sensuelles parfois (à travers leur matérialité, leur texture et les formes qui s’y déploient), des résultats techniquement très pointus et des images qui deviennent concrètes au fur et à mesure que le regard s’y plonge : l’on voit alors que les points lumineux sont en réalité un écran, que le « drapé » voluptueux est celui d’une voiture, etc.). Si l’artiste travaille à libérer l’image de son référent en lui soustrayant les évidences, les dispositions des bâtiments ou des objets tels qu’elle les capture dévoilent constamment leur fonctionnement et leur rôle dans la société.
En réfléchissant donc sur son entourage – ce qu’elle revendique comme étant une intention politique – Laurianne Bixhain prête attention aux formes, aux dispositifs : c’est à travers leur agencement qu’elle construit ensuite ses projets qui relient souvent plusieurs villes dans lesquelles elle réalise des résidences ou des voyages. Les photographies (analogiques ou numériques) sont aussi importantes que leur développement ou impression, que le choix du support (papier) et que la méthode de monstration (livre, exposition, accrochage). L’enjeu du travail se situe ainsi dans la subtilité de la composition de l’image, de la série, des informations. Laurianne Bixhain précise : « Il s’agit de connecter des villes plutôt que de représenter une ville particulière. De donner une [ma] sensation de la vie dans une ville. Le résultat est une fiction : sensations de différents lieux mélangés ». Il faut alors plonger, se laisser prendre par l’image.
À la question de savoir ce qui se passe dans son travail, ici à Montréal, l’artiste répond en mentionnant un élément caractéristique fondamental de cette résidence : c’est un projet de recherche, elle n’est pas obligée de produire une œuvre à son issue (mais l’option existe et elle y travaille). Ce qui l’intéresse maintenant c’est l’entrée du corps humain dans les paysages urbains qu’elle photographie : la vie quotidienne qui interfère avec l’œuvre d’art, les corps qui entrent dans son cadrage. El là encore, elle précise : « Il n’est nullement question de décrire une partie de vie personnelle et de plonger dans l’intimité des sujets photographiés, il s’agit surtout de créer une ambiance, qui ressemblerait plutôt à un extrait de film : de jouer autour des équilibres entre le corps, l’architecture et le paysage ».
Une sensibilité extrême caractérise la manière de l’artiste de montrer son travail et d’en parler. Le désir – de celle qui n’a pas de compte Facebook ou Instagram – de vivre de manière poétique est évident. Elle prend le temps de s’extraire de la rapidité de la vie quotidienne pour réaliser ses dérives urbaines qui – à l’image des situationnistes qu’elle cite à quelques reprises – revêtent de cette poésie questionnante. L’on pourrait même évoquer la « psychogéographie », ce concept que Guy Debord définit comme « l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus ».
Les évolutions contemporaines de la géographie urbaine et de l’architecture – car comme l’artiste remarque « l’on ne dessine pas les mêmes bâtiments au crayon que sur ordinateur » – sont d’une certaine manière anticipées dans les débris de l’industrie qu’elle choisit de photographier. Son approche rappelle ainsi le projet situationniste qui s’ouvrait à l’espace vécu et théorisait cette pratique artistique pour constituer non seulement un outil qui donnerait toute leur place aux émotions, mais également un instrument politique destiné à contester toute forme d’autorité qui s’exerce sur ces espaces – urbains, émotionnels et, en dernière instance, corporels. Un situationnisme photographique du détail donc, à la fois abstrait et contemporain, et une chorégraphie du corps face à l’architecture : voilà ce qu’il y a, entre autres, à capturer dans le travail de Laurianne Bixhain.