Congés annulés

Indégénérations

Blonde Redhead
Photo: Sébastien Cuvelier
d'Lëtzebuerger Land du 31.08.2018

Jeudi 23 août, vers les 23 heures. Un cinquantenaire à l’air dandy, cheveux gris bouclés, chemise blanche ouverte, promène un petit chien type format de poche sur le parvis des Rotondes. Ce qui devait arriver arriva, le petit canin, peut-être excité par l’ambiance festive autour de lui, en profita pour faire un petit besoin, proportionnel à sa taille mais nécessitant néanmoins la recherche fissa d’un sac en plastique pour éviter de faire du tarmac une zone minée. Une petite heure auparavant, le gaillard était sur la scène du Klub adjacent et triturait gaiement sa guitare en compagnie du cercle familial : son frère jumeau et sa compagne (par ailleurs maîtresse du chien). Ils avaient tellement la classe avec toutes ces lumières, la fumée se faufilant entre les instruments et ce son limpide et travaillé que voir Amedeo Pace réduit à un rôle de ramasse-crottes entre quelques jeunes gens buvant des bières était plutôt cocasse.

Le groupe s’appelle Blonde Redhead et était la tête d’affiche indiscutable des Congés annulés, un festival historiquement sans tête d’affiche. C’est une évolution intéressante pour les Rotondes, plutôt habitué aux jeunes pousses, et un luxe pour les amateurs de rock indépendant de pouvoir s’offrir un tel concert dans un lieu aussi intime. Le trio, l’un des porte-drapeaux de la scène indie new-yorkaise, a largement dépassé la vingtaine d’années au compteur et a tout au long d’une carrière riche de neuf albums fédéré un groupe de fans fidèles, attirés par l’esthétique soignée d’une musique aux arrangements aussi envoûtants que la silhouette de la claviériste/guitariste/chanteuse japonaise Kazu Makino. Si Blonde Redhead se revendiquait de l’héritage de Sonic Youth à ses débuts, les aspects plus bruitistes et expérimentaux de leur musique ont fait progressivement place à des atmosphères plus douces, hantées, bercées par la voix diaphane de Kazu et celle plus virile d’Amedeo.

Le trio italo-japonais a impressionné lors de sa date grand-ducale, jouant des titres couvrant une bonne partie de leur carrière, et notamment Falling Man et Elephant Woman en ouverture, tous deux tirés de Misery is a Butterfly, leur chef d’œuvre de 2004. Le titre éponyme sera lui joué en rappel. Pendant quasi une heure trente, les new yorkais d’adoption ont fait l’étalage de toute la richesse de leur catalogue musical, interprétant quelques perles des albums 23 (Dr Strangeluv, 23), Melody of Certain Damaged Lemons (For The Damaged) ou encore Fake Can Be Just As Good (Symphony of Treble), en plus de leur dernier morceau Where Your Mind Wants To Go tiré de l’EP 3 O’Clock sorti en mars dernier. Ils l’ont surtout fait avec une classe qui semble évidente quand on mélange le Japon, l’Italie et New York, en parfait équilibre entre électricité et fragilité, sur la corde, sans jamais choisir, sauf quand Kazu délaissa ses instruments pour s’aventurer seule avec son micro vers l’avant de la scène, en toute délicatesse, faisant se figer les premiers rangs, avant de rebrousser chemin et s’acharner sur sa guitare. Blonde Redhead nous a rappelé pourquoi on aimait le rock, le vrai, celui qu’on n’entend pas à la radio.

La veille, on a aperçu sur la même scène celle à qui on souhaite un tel parcours, un petit bout de femme de 19 ans au compteur, interdite de bar dans son Amérique natale mais enfant prodige ayant découvert la guitare à cinq ans et écrit ses premiers morceaux à onze. Forte d’un premier album sur le label indépendant maousse Matador, encensée par la critique, profilée par le New York Times, Lindsey Jordan et son projet Snail Mail est le next big thing indé pour pas mal de gens de l’industrie. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose derrière cette voix lancinante, parfois irritante, déclamant des histoires existentielles touchant au cœur de l’adolescence, telles ces deux demoiselles du premier rang chantant à tue-tête. C’était par moments comme voir un cinquantenaire observer un utilisateur de Snapchat occupé à inonder sa story d’emoji multicolores, avec de la curiosité couplée à de l’incompréhension.

Snail Mail est tellement louangée par les médias spécialisés (Pitchfork, Stereogum, Spin) que c’est difficile d’être objectif devant sa performance, forcément en-dessous de ce qu’on espérait. La base est là, des mélodies accrocheuses, des changements de rythmes bien sentis, un timbre de voix très formaté indie rock, des paroles honnêtes, universelles, peut-être générationnelles. Une sorte de Pavement pour teenagers 2.0, enfin pour les rares qui n’écoutent pas Beyoncé ou Drake. Mais tout cela est quand même très jeune, très brut. On aime son innocence mais son manque de maturité évident, quasi complètement dissimulé sur disque, ressort clairement en live, que ce soit par l’attitude (tirée d’un manuel imaginaire mais rigide de la parfaite star indie) ou le tempo, par moments excitant, mais généralement plutôt du côté répétitif. C’était malgré tout mignon, une performance sans prétention qui donne foi en l’humanité. À l’heure de boire la dernière bière, on se dit qu’au moins le rock n’est pas mort. Mais on ne pariera pas encore que Snail Mail prendra le relais de Blonde Redhead dans quelques années.

Sébastien Cuvelier
© 2024 d’Lëtzebuerger Land