Congés annulés

Honnêteté

d'Lëtzebuerger Land du 17.08.2018

Il y a tant de raisons pour lesquelles on aime la musique, n’importe quelle musique. Et il y a presque autant de raisons pour lesquelles on déteste une bonne partie de ceux qui la font. La différence, la petite chose qui change tout et donne une âme, c’est l’honnêteté. Et quand on discerne cette honnêteté, cette sincérité, cette passion, couplée à un réel talent, on oublie tout le reste, des divas pop siliconées aux rappeurs bling bling. Les Congés annulés nous offrent chaque année un condensé d’artistes intègres, imaginatifs et honnêtes, de tous bords et de toutes générations, incarnés la semaine passée par deux projets qu’a priori tout oppose : Madensuyu et Fenne Lily. D’un côté, deux Gantois quadragénaires faisant de la musique ensemble depuis 25 ans. De l’autre, une anglaise de Bristol, sur terre depuis 21 ans. Ils jouent sur les émotions brutes, la rage, la puissance. Elle surfe sur la délicatesse de ses ruptures amoureuses adolescentes. Une chose les unit néanmoins, cette honnêteté qu’on ressent à chaque seconde, chaque note, chaque prise de parole. Pieterjan Vervondel maltraite ses fûts et sue des litres. Stijn De Gezelle hurle, gratte et désormais joue du piano. Fenne plane au-dessus de tout cela et nous fait tomber à la renverse sur son simple timbre de voix.

Madensuyu est l’exemple par excellence du groupe indie qui n’a jamais vraiment percé. Leur album D is done (2008) aurait dû les faire exploser. Puis Stabat Matter (2013) a mis la barre encore plus haut avec des bombes comme Days and a day et Crucem (toutes deux jouées en fin de set aux Rotondes). Leurs prestations scéniques sont entêtantes, brutes et hantées par moments. Mais les belges n’ont jamais vraiment décollé en dehors d’un petit circuit. Le mot passait dans les milieux autorisés, c’était le groupe à ne pas rater sur scène, le next big thing peut-être, dans un monde où ce terme est utilisé toutes les heures sur Twitter. Aujourd’hui, ils ont un nouvel album (Current), où Stijn joue du piano dans sa forme la plus classique, une évolution intéressante mais pas transcendante non plus. Une corde de plus à une musique restée fidèle aux origines, basée sur des patterns somme toute assez semblables quand on les entend tous à la suite. En concert, on perçoit le côté sombre de leur âme, leur rage intérieure masquée derrière une mélodie ou un chant aux accents shamaniques. On observe l’histoire de leur vie, de leur amitié. On a l’impression d’être leur pote. Ils continueront sans doute à faire leur musique pendant de nombreuses années, sans exploser, mais en donnant un maximum. Ceux qui les découvriront pour la première fois seront soufflés. Puis ils reprendront la route.

Fenne Lily ressemble à la girl next door jusqu’à ce qu’elle commence à chanter ou à parler. Sa voix mise en musique est douce, chaleureuse et fragile. Entre les morceaux, elle devient espiègle, ironique. La Britannique convoque une myriade d’émotions rassemblées dans un premier album autoproduit, construit autour d’une histoire passée avec un garçon, mettant en exergue ses démons intérieurs. Des chansons cathartiques, tristes, incroyablement vulnérables, basées sur le storytelling, renforcées par une interprétation live d’une cohérence absolue, où le même storytelling est omniprésent. Entre deux lampées de vin, bu à la bouteille, elle assène ses réflexions toutes personnelles, aux accents sociologiques, avec un humour de tous les instants. La sensibilité palpable de sa superbe voix éraillée, rappelant Daughter, Sharon Van Etten ou Laura Marling, nous entraîne dans un monde aux couleurs délavées, au teint diaphane et brumeux, bourré de mélancolie. Puis on se tord de rire quand elle sort, tout de go, que la façon la plus sûre de ne pas coucher avec son cousin dans un pays aussi petit que le Luxembourg, c’est de baiser avec un frontalier dans le train.

Ce constant grand écart entre tristesse et ironie, mélancolie et sarcasme, c’est la colle qui accroche dès les premières mesures Fenne Lily et le public l’écoutant religieusement. Elle a ce don de créer un lien immédiat, ce charme irrésistible induit par des années de questionnement intérieur. On espère qu’elle parlera à un plus grand nombre, qu’elle aura pu toucher tous les jeunes garçons et jeunes filles de ce monde avant d’avoir atteint l’âge des Madensuyu. Ça passera sans doute par un songwriting qu’on sent déjà en mutation, où des lueurs d’espoir commencent à poindre, comme sur On hold (le titre donnant son nom à l’album) ou Brother (« la seule chanson positive sur un homme que je n’ai jamais écrit, jusqu’à ce que ma mère décide d’avoir un nouvel enfant »). Le concert se termine sur le splendide For a while, tout en progression, après une reprise assez fidèle d’Angel Olsen (Unfucktheworld). Puis, prise de court par les applaudissements nourris d’un public conquis, elle revient sur scène interpréter Top to toe, sa toute première chanson, une balade poignante et dépouillée, interprétée en solo. « I don’t try to wake / There’s nothing in my day that I want to replay » chante-t-elle sur The hand you deal. Si on pouvait, on se rejouerait en boucle ce concert jusqu’à son prochain passage, qu’on ne manquera pas.

Sébastien Cuvelier
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