La proximité d’échéances électorales est toujours propice à l’annonce de réductions fiscales en faveur des ménages. C’est sans doute à cette aune qu’il faut apprécier les promesses de baisses d’impôts sur le revenu faites cet été par le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy, qui doit affronter des élections législatives difficiles en décembre prochain et par François Hollande, qui, bien qu’il s’en défende, est déjà en campagne pour les présidentielles françaises de mai 2017.
Cela dit, des baisses d’impôts ont aussi été annoncées en Italie (45 milliards sur cinq ans) où les élections sont plus lointaines (2018) et au Royaume-Uni où elles viennent d’avoir lieu (mai 2015). D’autre part, elles ne concernent pas seulement les ménages-électeurs, mais profitent aussi aux entreprises. Un mouvement général d’allègement de la fiscalité semble donc être engagé en Europe, même s’il est loin de toucher tous les pays, et se présente sous des modalités très variées.
Quelle est son origine ? Un peu partout, dans le souci de relancer la machine économique après la crise financière de 2008, les États ont augmenté les dépenses publiques, et, pour éviter que les déficits budgétaires ne s’aggravent trop, ont dû comme corollaire accroître les prélèvements obligatoires. L’idéologie a aussi sa part de responsabilité. En France par exemple, l’élection du socialiste Hollande en mai 2012 s’est traduite par un véritable choc fiscal avec comme mesure symbolique, du côté des ménages, la fameuse taxe à 75 pour cent sur les revenus supérieurs à un million d’euros par an. Si « faire payer les riches » est une antienne bien connue de la gauche française, il était plus inattendu qu’on doive considérer comme telle toute personne gagnant plus de 4 000 euros par mois, comme le même Hollande l’avait déclaré en 2007 !
Conséquence : dans l’Union Européenne en 2014, les recettes fiscales et assimilées (cotisations sociales obligatoires) atteignaient en moyenne 40,1 pourcent du PIB, un taux voisin de celui connu au Luxembourg (40,5). Les pays scandinaves et la France étaient au-dessus de 45 pour cent, un taux frôlé par l’Italie. En revanche elles s’élevaient seulement à trente pour cent au Japon, à 27 pour cent en Suisse et à 25,4 pour cent aux États-Unis.
Indépendamment de l’impopularité politique qu’il suscite, le « ras-le-bol fiscal » a des effets délétères sur l’économie et sur la société. Le consentement à l’impôt est ébranlé, les cas d’exil fiscal d’entrepreneurs se multiplient sans parler de la recherche effrénée de montages plus ou moins licites, permettant de réduire la charge de l’impôt voire d’y échapper totalement, de sorte que le résultat peut être finalement contraire à l’effet recherché. Ces inconvénients ont été théorisés il y a déjà quarante ans par l’économiste américain Arthur Laffer qui a démontré qu’au-delà d’un certain niveau de prélèvements obligatoires, jugé insupportable, une augmentation des impôts se traduisait travailler par une baisse des recettes car les agents économiques (notamment les ménages) ne sont plus incités à davantage. Sa fameuse courbe illustre le célèbre adage « trop d’impôt tue l’impôt ».
Dans l’Europe de 2015, les gouvernements, toutes obédiences politiques confondues, se sont surtout rendu compte que le poids excessif des prélèvements pesait sur la consommation des ménages et entravait la croissance, d’où la volonté manifeste de soutenir la demande en leur redonnant du pouvoir d’achat, même de façon symbolique comme en Espagne.
Ce « virage fiscal » amène à se poser deux grandes questions. La première est évidemment celle du financement. Comment peut-on accorder des baisses d’impôts alors que, dans un grand nombre de pays, les finances publiques sont lourdement déficitaires ? Fin 2014, seulement trois pays de la zone euro dégageaient un excédent : l’Allemagne, l’Estonie et le Luxembourg. À l’autre bout de l’échelle, neuf pays se situaient encore au-dessous de la barre des trois pour cent du PIB autorisée par les traités, dont les cinq qui ont dû faire appel à un sauvetage financier (Grèce, Espagne, Portugal, Chypre, Irlande) mais aussi la France. La réduction des dépenses publiques est le moyen le plus naturel de parvenir à ce résultat, mais seul le Royaume-Uni s’est engagé sans barguigner dans cette voie : cinquante milliards d’euros d’économies sur cinq ans, dont seize dans les dépenses sociales.
En revanche les trois pays latins (Espagne, France et Italie) sont beaucoup plus timides dans ce domaine, ce qui leur vaut les remontrances récurrentes de la Commission européenne, de l’OCDE, du FMI et des agences de notation. Plutôt que de tailler dans des dépenses qui soutiennent la demande globale, on préfère croire que les baisses d’impôts vont stimuler la croissance, ce qui mécaniquement augmentera les recettes fiscales, avec même un effet rapide dans le cas de la TVA. Les chiffres publiés le 16 septembre par l’OCDE, faisant état d’une « reprise décevante » dans la zone euro, malgré le coup de pouce de la baisse de l’euro et de celle du prix du pétrole, et la politique accommodante de la BCE, auront probablement douché les espoirs des dirigeants de ces pays.
L’autre question est de nature plus théorique : est-on réellement sûr des effets bénéfiques des baisses d’impôt ? Les économistes néo-classiques, donc libéraux, qui y sont favorables, n’ont cessé de multiplier les études empiriques, dont les résultats alimentent leur thèse. Les plus connus sont deux professeurs d’Harvard. Selon Robert Barro, qui a travaillé sur des données américaines depuis 1950, une baisse d’un point du taux marginal de l’impôt sur le revenu se traduit par une augmentation de 0,6 point de PIB. Alberto Alesina parvient à des conclusions analogues sur 21 pays entre 1970 et 2007.
Les économistes keynésiens, sans nier les effets positifs d’une réduction d’impôts, pensent que, en période de récession ou de croissance atone, la hausse des dépenses publiques est plus favorable à la relance de l’activité. En effet les baisses d’impôts ne se retrouvent pas nécessairement dans les dépenses de consommation si les ménages décident d’épargner une partie du surplus dont ils disposent. Il existe aussi le risque que, si l’offre domestique est insuffisante pour faire face à un supplément de demande, le résultat soit le creusement du déficit extérieur, de sorte que le pouvoir d’achat distribué profite in fine à l’étranger.
Les politiques d’austérité menées sous l’égide de la Commission européenne, axées sur une réduction des dépenses publiques, qui permet de résorber les déficits et ultérieurement de diminuer les impôts sont clairement d’inspiration libérale. Toutefois le débat, toujours vivace, est quelque peu faussé par plusieurs considérations. En 2013 le FMI a publié une étude retentissante selon laquelle l’impact récessif de la baisse des dépenses publiques avait été sous-estimé, un résultat confirmé depuis par d’autres travaux. Il semblerait finalement, ce qui renvoie dos-à-dos les économistes des deux camps, qu’il n’existe qu’une faible différence entre le« stimulus budgétaire » délivré sous forme de réductions d’impôts et celui qui impliquerait une hausse des dépenses. La vraie question serait celle du bon « timing » par rapport à la conjoncture. Ainsi en Europe les mesures d’austérité prises à partir de 2011 souffriraient-elles surtout d’êtres arrivées trop tôt après les relances effectuées en 2009 et 2010, étouffant dans l’œuf les velléités de reprise.
À l’heure actuelle, la tendance est nettement au ciblage des allègements sur les entreprises pour les aider à restaurer leur compétitivité : le taux de l’impôt sur les sociétés a été ainsi ramené de trente à 25 pour cent en Espagne et de 33 à 27,5 pour cent en Italie et le sera de vingt à 17 pour cent au Royaume-Uni d’ici deux ans. En France 41 milliards d’euros d’aides fiscales et sociales leur ont été accordées.
Concernant les ménages, les réductions d’impôts et de taxes sont, selon les économistes, d’autant plus efficaces qu’elles touchent les titulaires des plus bas revenus, et les familles avec des enfants, car ils dépensent davantage. Ces mesures peuvent conduire à des exemptions pures et simples, comme au Royaume-Uni où dès 2016 les ménages gagnant moins de 15 000 euros par an seront dispensés d’impôt sur le revenu. Mais on débouche alors sur un autre problème, beaucoup plus politique et social : est-il acceptable qu’une partie parfois importante de la population (plus de la moitié des foyers fiscaux en France) échappe totalement à un effort contributif aussi symbolique.