Les Luxembourgeois, réputés fourmis, se plaisent au pays des cigales, et ils ont bien chanté cet été, apportant même une bise bien venue au festival Off d’Avignon, écrasé par la canicule et les quelque 1 200 spectacles à l’affiche. Le Théâtre du Centaure représentait la Fédération professionnelle des théâtres luxembourgeois avec la pièce Frozen qui a été retenue, excusez du peu, parmi les dix coups de cœur par le Club de la Presse du Vaucluse.
Disons-le d’emblée, nous n’avons pas aimé la pièce, mais beaucoup apprécié ce que notre troupe en a fait. Plus bavardage de brebis que silence des agneaux, la pièce de Bryoni Lavery raconte l’histoire du viol et du meurtre d’une gamine de dix ans par un monstre pédophile, serial-killer, mythomane et pervers, que la mère de la victime veut rencontrer pour lui proposer le pardon. Le tout sous l’œil d’une psychiatre, très anglo-saxonne, qui explique doctement ses recherches sur le fondement neurobiologique de la propension au crime. Maladie plus que mal, symptôme plus que péché, voilà le credo de toute une école biologisante qui a le vent en poupe dans les cercles des tenants de la psychiatrie américaine. Seulement voilà, tout cela sent le réchauffé de théories vieilles de plus de deux siècles : Gall, le phrénologue et Lombroso, le criminologue, ont palpé, dès le début du 19ième siècle, le crâne de criminels avérés ou en puissance (c’est-à-dire d’à peu près tout le monde) pour détecter, qui la bosse des maths, qui la bosse du crime. Et ces « experts » arrivaient ainsi à de drôles de conclusions devant les tribunaux : l’assassin porteur du penchant au meurtre était reconnu peu responsable, mais fortement puni car susceptible de récidive, alors que le tueur responsable, car non malade et donc peu enclin à récidiver, était vite relâché. S’il est salutaire de chasser Dieu et la morale des prétoires, il est dangereux cependant de médicaliser en « trouble » psychiatrique toute déviance et d’inventer ainsi une espèce de justice préventive pour protéger la société. Sarkozy vous salue bien ! Frozen a le mérite de mettre l’accent sur ces dérives, mais on sait que les bons sentiments font rarement de la bonne littérature.
En plantant le décor un peu irréel d’un conte de fée, la mise en scène de Lol Margue essaya cependant, tant que faire se peut, d’éviter ces écueils. La chambre d’enfant ainsi que l’herbe verte de la prairie et de la forêt convièrent le petit chaperon rouge qui s’en alla à la rencontre du grand méchant loup qui finit cependant par dévorer les sept petits chevreaux. Francesco Momino incarna un assassin pédophile qui oscilla brillamment entre cynisme et désarroi, Marja-Leena Juncker fut une mèreveilleuse maman orpheline qui dérangea la chambre trop rangée de sa fille disparue, tout comme elle essaya de ranger le cerveau trop dérangé du pédophile. Délicieuse Sophie Langevin enfin, dont le jeu, subtil et tout en nuances, sut éviter de faire dériver le rôle ingrat de la docte psychiatre vers la caricature.
Le Théâtre du Centaure récidiva l’après-midi avec La Voix humaine de Jean Cocteau, mise en scène par Marja-Leena Junker et prodigieusement interprétée par Nicole Dogué. Nous connaissons la pièce pour l’avoir vue au Dierfgen lors du festival Cocteau. Une femme abandonnée fait une scène d’adieu à son amant au téléphone. Merci à l’équipe de ne pas nous l’avoir joué « skype » et d’avoir opté pour une mise en scène minimaliste qui dédaigna tout artéfact démagogique pour se situer dans l’air du temps. Rien que le rouge de sa robe sur son corps en souffrance, rien que le bleu du ciel à ses pieds, la pauvre créature rôda au début de la pièce comme bête en cage. Il est vrai que Marja-Leena Junker est coutumière de ce genre d’exercice et qu’elle parviendrait presque à nous faire prendre Cocteau pour Sophocle, avec la complicité bien évidemment de Madame Dogué, extraordinaire tragédienne qui incarna, et avec quel brio, à travers cette voix perdue au téléphone toutes les femmes abandonnées, de Médée à Ophélie, de Phèdre à Norma, en passant, pourquoi pas, par Gretchen et la Callas. La femme, serait-elle malheureuse ou ne serait-elle pas ? À l’heure de la connexion sans fil, le fil du vieux téléphone refusa de jouer le fil d’Ariane, coupa net le cordon ombilical et faillit étrangler, tels les serpents de Laocoon, sa malheureuse interlocutrice. Vous l’aurez compris, plus qu’une mise en scène, nous avons assisté à une chorégraphie.
De la danse au jazz, il n’y a qu’un pas de swing que le trio Reis/Demuth/Wiltgen franchit allègrement ce lundi 15 juillet, réalisant ainsi le grand chelem luxembourgeois au lendemain de la fête nationale française. Les trois compères prouvèrent aux festivaliers que le Luxembourg recèle, dans le coffre de ses banques, bien des pépites sonnantes et pas trébuchantes pour deux sous. Le trio se produisit dans le cadre de « Têtes de jazz », festival dans le festival, consacré à la musique noire jouée par des génies de toutes les couleurs. Celles du trio luxo étaient bleues, bien sûr, mais la palette s’étendit du clavier d’un Bill Evans à la basse d’un Texier, en passant par les rythmes d’un Aldo Romano, pour ne citer que ces quelques références-là. Sous le soleil de la Provence, nous avons retrouvé la patte un peu sage du Luxembourgeois qui s’est encanaillé avec la malice du loubard new-yorkais, sans renier en rien l’art d’un Debussy. Le public, un peu restreint, mais fort bien choisi, apprécia en connaisseur et retiendra ces trois noms-là.