La vente de l’entreprise familiale Luxlift à la multinationale finlandaise Kone a été officialisée la semaine dernière. Dans le secteur des ascensoristes, cette mort annoncée n’a surpris personne. Cela faisait des mois que la petite firme frappait aux portes des multinationales pour sonder le terrain. Le PDG de Luxlift, Claude Schaus, avance des raisons multiples – et, en partie, contradictoires – pour la vente de ses parts et de celles de son frère, Paul. Il commence par la crise et la concurrence exacerbée, pour admettre quelques minutes plus tard que Luxlift n’a jamais fait autant de profits que sur ces dernières années. Au début, dit Claude Schaus, il aurait été forcé de sous-traiter pour honorer un carnet de commandes débordant. Grâce à cet « hasard », il remarque que plus il sous-traite, plus sa firme devient profitable. (D’après les bilans, la firme aurait fait 72 384 euros de bénéfices en 2011, 143 685 euros en 2012 et 85 233 euros en 2013.) En 2011, Luxlift ferme son atelier de montage et de fabrication à Ettelbruck, loué aujourd’hui en grande partie à Basic Fit, un studio de fitness. Malgré une réduction drastique des effectifs, le chiffre d’affaires de Luxlift reste stable et ses marges grossissent. Pour Schaus, qui était entré dans l’entreprise en 1993, tout devient plus facile : fini les arrêts-maladies et autres soucis du quotidien d’atelier. Grâce aux prix fixes que lui garantissent les fournisseurs allemands, il peut opérer à moindre coût et « à risque quasi zéro ». Or ce gain de rentabilité à court terme s’est fait au détriment de la singularité artisanale de l’entreprise, construite sur des décennies. En l’espace de quatre ans, le PDG de Luxlift aura ainsi vidé l’entreprise de sa substance. Avant de finir par la vendre.
Le marché luxembourgeois des ascensoristes se divise entre Schindler, Otis, Kone et ThyssenKrupp. À l’ombre de ces « Big Four », Beil et Luxlift, deux firmes familiales et artisanales se maintenaient dans la niche. Les quatre multinationales (rejointes par l’espagnole Orona, qui a racheté Ascenseurs Luxembourg, fondé par un ex-commercial de chez Schind-ler) totalisent 90 pour cent du marché et fournissent des ascenseurs standards, en série. Les deux firmes locales, elles, se sont spécialisées dans le créneau du sur-mesure délaissé par les grands. À l’inverse des multinationales montant des ascenseurs comme on monte des étagères Ikea, Claude Schaus et Claude Beil ont bâti leur réputation sur leur ingéniosité et leur flexibilité. Ils livrent des produits customisés, des créations uniques, assemblées de toutes pièces. Les ascenseurs sortis de leurs ateliers ornent les grands projets représentatifs, les foyers d’institutions, de banques et de grandes entreprises. (Parmi leurs ascenseurs les plus empruntés, citons celui de Beil qui relie le plateau du Saint-Esprit au Grund et ceux de la Gare de Luxembourg sortis de chez Luxlift).
Les firmes ne gagnent pas sur la vente des ascenseurs, mais sur la maintenance. Le but est de se constituer un portefeuille, en attirant une clientèle captive qui, une fois le produit acheté, devra dépenser des décennies durant pour son entretien. Car, d’après une directive européenne de 1995, un ascenseur dans un building de bureaux doit être inspecté onze fois, celui dans une résidence six fois et celui dans une maison unifamiliale une fois par an. Pour constituer un tel parc d’entretien, les producteurs bradent des ascenseurs à des marges proches de zéro, voire à perte. Si Luxlift a éveillé l’appétit de Kone, c’est donc pour son portefeuille de quelque 600 ascenseurs qui lui fournira une couverture plus dense du territoire. Cette source de rentrées durable et indépendante de la conjoncture dans le volatile secteur du bâtiment, les multinationales tentent de la protéger de l’ingérence de la concurrence. Elles ont mis en place leurs propres microprocesseurs, outils de diagnostique et pièces de fabrication. L’ascensoriste qui veut se procurer des pièces détachées auprès d’un concurrent, doit être prêt à payer le prix demandé. On ne fait pas réparer sa Peugeot chez Mitsubishi. A contrario, les ascenseurs de Beil et Luxlift assemblés de parties librement disponibles sur le marché, ont plus de mal à protéger leur portefeuille.
Qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume des ascenseurs, beaucoup s’en doutaient, au plus tard depuis l’appel d’offres pour les ascenseurs de l’hôpital du Kirchberg. À l’ouverture des enveloppes, ce fut la stupéfaction. L’offre de Beil et de Luxlift – qui, pour l’occasion, s’étaient alliés – se situait à soixante millions de francs, celles des quatre multinationales avoisinaient toutes – à quelques millions près – les cent millions. Soit quelqu’un avait mal calculé, soit les grands jouaient à un mauvais jeu. Il faudra attendre 2007 pour que la Commission européenne démantèle le cartel des ascensoristes en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg. Pendant plus de dix ans, écrivait la Commission, Schindler, Otis, Kone et ThyssenKrupp avaient faussé le marché en se répartissant les appels d’offres. À tour de rôle, trois des quatre soumettaient des offres factices, trop élevées pour être acceptées, créant ainsi l’illusion de la concurrence. Kone avait eu l’intelligence de résoudre le dilemme du prisonnier en dénonçant la première l’entente illicite. La repentie allait ainsi bénéficier de la clémence et d’une immunité totale. Les trois autres co-responsables furent condamnées à 990 millions d’euros d’amendes ; cinquante millions d’euros rien que pour les filiales luxembourgeoises.
La même année, les directions luxembourgeoises des quatre multinationales furent décapitées. Après la purge, la paranoïa régnait parmi les directeurs luxembourgeois. Fini les dîners entre décideurs, pour les réunions de la Fédération des ascensoristes, chacun se fit désormais accompagner par son avocat respectif, hanté de se voir accusé d’un manquement déontologique. Entretemps, c’est le directeur des affaires juridiques de la Fédération des artisans qui a endossé le rôle de secrétaire et de chaperon. En amont des réunions de la Fédération des ascensoristes, les ordres du jour sont minutieusement analysés par les départements compliance des maisons-mères.
Le Luxembourg reste un marché très attractif. Le pays compte 10 700 ascenseurs, le tiers de la Norvège ou de la Hongrie ; le double de l’Estonie ou de la Lettonie. Le Grand-Duché est parmi les rares endroits où quasiment chaque résidence de plus de deux étages dispose de son ascenseur. Depuis peu, on en trouve jusque dans les maisons unifamiliales nouvellement construites. Par rapport au prix de l’immobilier, un ascenseur (coûtant une vingtaine de milliers d’euros) semble peser relativement léger et, chaque année, un demi-millier de nouveaux s’ajoutent au parc d’entretien luxembourgeois.
Approchant la cinquantaine, Claude Schaus dit s’être posé des questions : « Qu’arrivera-t-il demain ? Et après-demain ? Surtout qu’il n’y a personne après nous pour reprendre la firme. Il vaut mieux vendre maintenant, alors que les affaires marchent bien, plutôt que dans dix ans, lorsque nous n’aurons pas d’autre choix. » Claude Schaus travaillera à l’avenir pour Kone, avec un contrat de consultant. Il affirme vouloir continuer à concevoir des ascenseurs sur-mesure et apporter comme « Stacklëtzebuerger » sa « plus-value » en démarchant de nouveaux clients. Mais le centre d’intérêt des frères Schaus se situe ailleurs. Comme ascensoriste, Claude Schaus a suivi vingt ans durant des centaines de projets immobiliers. Il s’apprête désormais à se concentrer sur le – autrement plus lucratif – marché de la promotion, « depuis la phase de lotissement de terrain jusqu'à la finition ‘clef en main’ », comme le précise le site de Schaus développements et promotions, dont le siège se trouve au Belair. Le cash flow généré par la vente des parts de Luxlift devrait donc être le bienvenu.
Lorsque son père, Nicolas Schaus, apprit que la firme qu’il avait fondée il y a un demi-siècle sera vendue, il « n’était pas amused », concède Claude Schaus. Avant d’ajouter : « Mais aujourd’hui, il nous donne raison ». Il y a un demi-siècle, Nicolas Schaus s’était lancé dans le business des ascenseurs en gagnant la soumission pour la nouvelle Clinique Saint-Louis d’Ettelbruck. Durant les premières années, cet électricien commercialisera les ascenseurs du fabricant Hävemeier & Sander, puis de Kone qui avait racheté la PME allemande en 1973. En 1978, Schaus-père fonde Luxlift et entame une collaboration avec le fabricant Schmersal. Dans ces années, il décroche quelques gros contrats, dont Cactus et la Cour des comptes. Lorsque, dans les années 1990, Schmersal finit à son tour par se faire avaler (par Otis), Schaus père et fils débauchent un de ses constructeurs et se mettent eux-mêmes à assembler leurs ascenseurs.
Les quatre multinationales ont chacune leur identité corporate transfusée de la maison-mère. Pour Otis, c’est le modèle américain de la standardisation. Ceci peut donner lieu à quelques contorsions géopolitiques. Comme le Feierkrop l’a révélé il y a deux mois, Otis avait ainsi envoyé une lettre à ses clients luxembourgeois pour vérifier s’ils étaient « inclus dans les différentes listes des personnes ou entités interdites pour terrorisme et autres sanctions. » Otis expliquait vouloir croiser leurs noms avec « une base de données automatisée opérée par l’un de nos fournisseurs de services basé actuellement aux États-Unis. » Kone est à l’origine de la dernière grande innovation du secteur, l’ascenseur ne nécessitant pas de salle de machines. Commercialisé à partir du milieu des années 1990 et patenté jusque dans les derniers détails, cette innovation avait déstabilisé l’ensemble du secteur, et permis à la firme finlandaise de gagner des parts de marché. Quant à l’Allemande Thyssen Krupp, elle est réputée pour son perfectionnisme, sa pédanterie et ses systèmes compliqués à outrance.
D’après la European Lift Association, le secteur emploierait environ 350 personnes au Luxembourg. La concurrence pour cette main d’œuvre est impitoyable et les démarchages fréquents. Les firmes tentent tant bien que mal de fidéliser leurs techniciens par des bonus et des formations, mais dès qu’un concurrent décroche un gros contrat, la chasse aux employés est ouverte. (Avec les heures de garde et le travail de nuit, un technicien peut arriver à une paie de 3 000 euros nets mensuels.) Chez Luxlift, le turn-over fut particulièrement impressionnant, des départs que Claude Schaus met sur le compte de tentatives de « déstabilisation » ourdies par la concurrence.
Si le rachat des petits par des grands apparaît comme une fatalité naturelle, il se trouve, de temps à autre, des ex-salariés d’une multinationale qui font le chemin inverse et s’improvisent entrepreneurs. En septembre de l’année dernière, c’était le cas d’un ancien de chez Schindler et Luxlift, Manuel Batista de Carvalho. Arrivé il y a dix ans du Portugal, ce trentenaire connaît le secteur : « Mon parrain travaillait déjà chez Otis », dit-il. De Carvalho veut se positionner dans « la même philosophie que Luxlift et Beil, comme société d’ici, artisanale ». Il y a un an, il fonde Cube Lift et s’approvisionne auprès d’un fournisseur portugais, Liftech, fortement implanté dans les anciennes colonies lusophones. Or, il peine à rassembler le capital social de 12 400 euros nécessaires à la fondation de sa firme. Son comptable lui conseille alors de compenser par des apports en nature. À côté de 7 000 euros en numéraire, les statuts de Cube Lift évoquent 5 400 euros en « matériels détenus par l’associé (…), à savoir : mobilier de bureau, matériel informatique, outillage et un aspirateur. » L’esprit start-up n’est pas mort.