« Partout, ce sont d’abord les artistes qui se réapproprient un quartier », lance Christian Muno. Chemise à carreaux, bonnet, barbe et short dont dépassent des jambes tatouées : il a tout du parfait hipster, cette espèce des années 2010 qui, de Berlin à Londres, en passant par Paris ou Barcelone, participe de la gentrification des villes. Créatif, souvent dans la publicité ou le web, dans des statuts précaires, engagé pour une économie responsable et une politique durable, le hipster est le cadet du bobo. Nous sommes à Dommeldange, dans un des beaux bâtiments en briques rouges de l’ancienne usine Arcelor-Mittal au charme romantique, en face des ateliers d’artistes du studio ALZ et à côté d’une entreprise de bus historiques. Depuis début 2014, Christian Muno, son associé et créateur de la sàrl Bam, Ben Barnich, tous les deux trentenaires hyper-dynamiques, et une dizaine d’autres créatifs y ont investi les espaces qui furent avant cela les studios de Gast Waltzing. Christian Muno est surtout réalisateur de cinéma – il a réalisé, avec son frère Fränk Muno et Raoul Schmitz, qui est également à Dommeldange, le documentaire Nak Muay, chez Samsa en 2013. Ben Barnich, jean, pull noir, barbe et casquette plate, est ingénieur du son, et, après six ans dans la publicité chez IP, a décidé de devenir indépendant.
Lorsqu’ils ont investi les lieux, au début de l’année dernière, il y avait des travaux à faire, mais ils se sont lancés tout de suite et ont rénové au fur et à mesure (de leurs moyens). Ben Barnich a installé son studio d’enregistrement, puis peu à peu, ont été accueillis d’autres créatifs dans différents domaines : lui et Antti Pirskannen s’occupent du son, Christian Muno et Raoul Schmitz de la vidéo, Nina Schaeffer vient de les rejoindre pour les lumières, Myriam Schiltz et Cliff Ross sont designers graphiques, Maryse Muller propose des services de traduction, Kathelijne Schaaphok est créatrice de mode et Max Dauphin est artiste-peintre. « Cela a duré longtemps, mais notre croissance a été organique », souligne Christian Muno. Sur entre 600 et 800 mètres carrés et deux étages s’enchevêtrent bureaux, espaces communs – comme cette cafétéria construite sur place avec des matériaux pauvres ou le cinéma super-cosy meublé de canapés et fauteuils de récupération –, le studio d’enregistrement, qui peut aussi servir pour la photographie, et des ateliers de créatifs. On pense à la Kulturfabrik ou aux anciennes maisons de jeunesse autogérées (dans les années 1980/90) en visitant les lieux. Longeant l’Alzette, l’espace est baigné de soleil entrant par les grandes baies vitrées, l’ambiance décontractée. Parfois, Nina Schaeffer passe avec des projecteurs pendant que nous parlons, Raoul Schmitz arrive, Cliff Ross rejoint son bureau avec son chien dans les bras.
« Jusqu’à présent, nous n’avons pas touché un franc (sic) d’argent public ! » insiste Ben Barnich. C’est un choix, parce que pour lui, « c’est important que notre structure soit autonome, qu’elle se finance elle-même et qu’elle ne coûte rien au public ». Le loyer – sa société est locataire et sous-loue aux indépendants présents sur place –, les fluides, les salaires qu’ils s’accordent, sont financés par des travaux commerciaux, notamment par la publicité qu’ils réalisent afin d’avoir davantage d’indépendance financière pour des projets plus artistiques sur lesquels ils collaborent. Ainsi, Bamhaus accueille des soirées Open Screen avec Tanja Frank, où des vidéastes amateurs peuvent montrer leur dernières créations, des soirées expérimentales Friday Islands imaginées par le danseur Gianfranco Celestino, des concerts spontanés dans leur studio son ou des ateliers de nus organisés par Patrick Diederich.
Et c’est ce qui fascine dans l’initiative Bamhaus : cette facilité, ce naturel avec lequel on y mélange les genres, n’hésite pas à sauter du commercial à l’artistique, n’a pas honte de faire de la publicité pour se financer. Là où beaucoup d’artistes luxembourgeois trouvent que c’est du devoir de l’État de leur mettre à disposition des ateliers (subventionnés) où ils produiront des œuvres à exposer dans des galeries ou musées publics (financés par l’État) que la main publique devrait acheter pour ses collections d’art luxembourgeois, persuadés que le marché privé est le prédateur de l’art, Bamhaus est tout le contraire. Pour eux, la survie passe forcément par des commandes privées, de quel genre qu’elles soient. Ainsi, il n’y a jusqu’à présent eu aucun contact avec le ministère de la Culture, qui ne s’est jamais intéressé à eux. Ce qui étonne d’autant plus que l’institution culturelle préférée de la ministre libérale Maggy Nagel est la Kreativfabrik 1535 à Differdange, également logée dans d’anciens bâtiments industriels reconvertis en atelier pour créatifs, mais cette fois par la volonté et avec l’argent de la Ville. Le 22 avril y a eu lieu, en présence de la ministre, une discussion entre fonctionnaires des ministères de la Culture et de l’Économie, mais aussi des chambres de Commerce et des Métiers sur le statut de ces créatifs à la lisière entre culture et économie. Le Bamhaus n’y a pas été invité. « C’est très bien que la ministre s’intéresse désormais à l’industrie créative, mais elle n’a jamais pris contact avec nous », regrette Christian Muno. Qui trouve le 1535 très bien – même s’il n’est pas bottom up, comme eux, mais top down, voulu par les politiques puis offerte à la location à des artistes, graphistes, architectes et autres créatifs à des prix très compétitifs.
« Le développement d’un secteur créatif et artistique est important pour la vie culturelle et sociale. La culture représente un enjeu d’innovation et d’investissement, lit-on dans le programme gouvernemental de décembre 2013, chapitre culture. Le gouvernement soutiendra le développement des industries créatives, la création d’emplois et d’activités culturelles lesquelles représentent d’ores et déjà un pourcentage important du PIB au Grand-Duché. (…) La créativité est un moteur essentiel de changement et de progrès. » Des déclarations que Ben Barnich et Christian Muno signeraient des deux mains. Ils ont des visions de faire du Bamhaus un véritable « hub créatif », qui soit aussi socialement et politiquement responsable, participe du renouveau du quartier et devienne énergiquement autonome et durable. Ou du moins recherche des solutions pour utiliser les ressources disponibles sur place pour produire ses propres énergies. Bamhaus ne doit être ni une société ni un collectif, mais plutôt un label qui regroupe plusieurs activités. Ainsi Ben Barnich imagine tout à fait que des charges administratives (bilans, déclarations d’impôts ou de TVA etc) ou commerciales (recherche de clients) puissent être regroupés sous le même label, afin de réduire les frais pour chacun des indépendants sur place et optimiser le travail. Si le bail expire en 2016, Bamhaus espère pouvoir convaincre le propriétaire, Arcelor-Mittal, avec son concept original de reconversion douce du site, sur lequel toute l’équipe travaille encore, et qui impliquerait tout le quartier. Et pouvoir rester, voire se développer.
Dans son programme de 2013, le gouvernement promet également un « plan d’action pour les industries créatives », dont on n’a pourtant pas vu le bout du nez jusqu’à présent. Ce « plan d’action » devait également comprendre les « nouveaux médias et le gaming » selon les promesses. Pourtant, personne ne sait ce que représente ce secteur au Luxembourg, ni en termes d’emploi, ni en termes de pour cent du PIB. Selon les chiffres de la Commission européenne, qui remontent à 2010, le secteur de la culture et de la création génère entre 3,3 et 4,5 pour cent du PIB de l’Union et emploie entre sept et 8,5 millions de personnes. En 2012, la Commission a donné le coup d’envoi à sa stratégie Europe Créative, qui attribue 1,8 milliard d’euros d’aides à ces industries créatives, sur sept ans (2014-2020).
Au Luxembourg, le futur statut de « société à responsabilité limitée simplifiée » (Sàrls., voir d’Land du 6 février), qui ne demandera qu’un euro symbolique de budget de lancement, ou l’idée d’une économie circulaire (d’Land du 13 février), qui réutilise toutes les ressources, sont autant de concepts à la mode dans lesquels s’inscrivent les initiateurs du Bamhaus. « Nous voulons travailler avec l’existant, valoriser ce site incroyable dont beaucoup de gens ignorent le potentiel », affirme encore Ben Barnich. Leur bible est The rise of the creative class du géographe et professeur en urban studies américain Richard Florida (Basic Books, 2002), leur ambition rien de moins que de créer un nouveau boom autour des métiers créatifs, beaucoup plus stimulants, à leurs yeux, qu’une planque dans le secteur public, qui démotiverait encore trop de carrières artistiques. Une fois leur concept d’utilisation du site de Dommeldange finalisé, ils comptent aller le présenter à la secrétaire d’État à l’Économie Francine Closener (LSAP), de premiers contacts ont été pris.
Alors, sont-ils artistes ou commerciaux ? Le fait que la Ville d’Esch les invite à participer à la Nuit de la culture avec une exposition (voir encadré) contribuerait à les situer davantage sur la carte artistique. « Nous nous considérons clairement comme artistes, répond, sans hésiter, Ben Barnich. C’est notre passion, notre subjectivité. » « Nous faisons de la culture par responsabilité sociale, ajoute Christian Muno. Nous aurions les équipements et le know-how pour opérer de manière purement commerciale. Mais nous ne sommes pas obsédés par le profit, par le toujours plus. Donc nous avons trouvé le chemin de la culture tout naturellement. » Pour lui, il en va d’un engagement sociétal à un moment où le monde que nous connaissions est en train d’exploser, Christian Muno parle même de « guerre culturelle » en train de se fomenter. « La culture est essentielle, parce qu’elle nous éclaire, nous éduque (dans le sens de « aufklären »), ajoute-t-il. Sa mission est aujourd'hui plus que jamais de réunir les hommes ». Un bel idéal qui, clairement, implante cet arbre sur le terrain de la culture.