La Place de l’Europe, à l’entrée du Kirchberg, a quelque chose du gigantisme du quartier parisien de la Défense, des volumes bâtis comparables dans leur envergure et dans leurs matériaux, le même côté désertique aussi. Puis il y a ce vent puissant qui souffle entre les trois tours – cinq avec celles de la Cour de justices des Communautés européennes, juste en face de l’avenue Kennedy –, qui transforme un trajet à pied entre le Centre de conférences et la Philharmonie en une lutte contre les éléments. Seuls les skaters semblent se sentir à l’aise ici, à surfer sur les marches, les rondeurs de la Philharmonie et les pierres naturelles du sol. Les platanes plantés sur la place, un pour chacun des 27 pays membres de l’Europe élargie, sont jeunes encore et n’arrivent pas à cacher la cacophonie visuelle des bâtiments qui les entourent : le Centre de conférences avec ses interminables façades en verre, la Philharmonie d’une blancheur très élégante, le bâtiment Schuman qui semble se disloquer au fur et à mesure de l’attente du déménagement, et puis l’hôtel, monolithique, qui fait le coin au-dessus du Mudam, en contre-bas, et le fort Thüngen un peu plus loin.
Cette place de l’Europe doit être le cœur du Luxembourg européen, mais elle porte les marques de plusieurs générations de planifications et réorientations urbanistiques ; elle est la matérialisation des ambitions européennes et des errements de la politique locale... Ici, tout doit être grand, international, fastueux, les prix de construction semblent secondaires. Le gouvernement Juncker/Asselborn a consigné en 2004 dans son programme, que les infrastruc-tures européennes devaient être, à côté des lycées, la priorité en matière de bâtiments publics durant cette législature. L’année prochaine, le bilan du ministre Claude Wiseler (CSV) se fera donc aussi par rapport aux avancées dans cette mission-là. « Je suis toujours content de voir beaucoup de grues à l’œuvre au Kirchberg, » se réjouit-il lors de la présentation du bilan 2007 du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg (Fuak) mercredi, conférence de presse qui dressa en même temps une sorte d’état des lieux des grands chantiers.
Si le Fuak fut créé en 1961 pour urbaniser un plateau de quelque 360 hectares en vue d’y créer un des sièges des institutions européennes, il se concentra sur l’accueil des banques dans les années 1990, puis vers le logement dans les années qui suivirent. Aujourd’hui, bien que les efforts continuent pour augmenter le logement – 2 000 habitants actuellement contre 20 000 emplois, avec l’ambition d’y accueillir, à terme, 10 000 habitants et 30 000 emplois –, les principaux efforts du Fuak semblent revenir aux défis des débuts : la mobilité et les institutions européennes.
Car pour le Luxembourg, rester un des trois sièges des institutions européennes, à côté de Bruxelles et de Strasbourg, est d’importance vitale. Cela permet à ce pays de la taille d’un arrondissement parisien de cimenter son influence en Europe, inversément proportionnel à son nombre d’habitants. D’où les efforts discrets mais d’envergure, pour offrir les surfaces de bureaux nécessaires à ces institutions. Le Centre de conférence qui longe le Héichhaus, est un des chantiers les plus importants de ces efforts : une première extension devant répondre aux nouveaux besoins du conseil des minisitres de l’Union européenne élargie, qui siège ici durant trois mois par an, décidée par une loi en 2001 aura finalement coûté plus de 205 millions d’euros et vient d’être achevée. Une journée porte ouverte pour le grand public, dimanche dernier, ne connut pourtant que peu de succès, une centaine de visiteurs en tout. Et déjà, une deuxième extension fut adoptée fin 2007 par la Chambre des députés, engageant encore une fois plus de 160 millions d’euros pour la construction notamment d’une deuxième grande salle de réunions (jusqu’à cent personne en première rangée) ainsi que des espaces de travail pour la presse. Les travaux, dont l’État luxembourgeois est le maître d’ouvrage, devraient être achevés en 2012.
Cette date est d’importance primordiale, car seul le déménagement des conseils des ministres européens de leurs centre de conférences provisoire dans l’enceinte de LuxExpo permettra d’y entamer les travaux pour la gare périphérique. Se situant à l’entrée nord du quartier, ce site a été retenu pour une gare, car il permet un accès féroviaire sur le plateau, avec, par la suite, une desserte par tram vers le Kirchberg et la ville haute. Le Fonds a commandité une étude de faisabilité auprès du bureau d’ingénierie français Arep Ville, avec trois scénarios différents, dont deux prévoient le maintien de LuxExpo à cet endroit et le troisième y envisage de nouveaux bâtiments. Le président du Fuak, Patrick Gillen, souligne que la décision politique du maintien ou du déménagement de la Foire n’appartient pas au Fonds, mais est à trancher par le ministère de l’Économie en accord avec la société LuxExpo.
Aucun autre bâtiment ne devrait disparaître pour construire cette gare, seul le cinéma Utopolis pourrait être légèrement modifié, le tram venant du boulevard Kennedy devant prendre cette embouchure entre le cinéma et la Banque de Luxembourg pour rejoindre la gare. Patrick Gillen est persuadé que « le gouvernement est décidé à déposer le projet de loi pour le tram avant les prochaines élections », et que, avec un peu d’entrain, il devrait pouvoir rouler au Kirchberg d’ici 2015. Les voies et sept arrêts y sont déjà prévus, des études préliminaires ont confirmé que le Pont rouge est assez solide pour le tram, même s’il devra probablement être élargi.
D’ici 2020, tout le quartier européen nord se transformera de fond en comble : la quatrième extension de la Cour de justice des Commnautés européennes (CJCE) est en voie d’achèvement, son inauguration est prévue pour décembre de cette année. L’espace pour une cinquième extension est déjà consigné dans les plans. La Banque européenne d’investissement a inauguré sa troisième extension il y a quelques semaines. L’architecte français de la CJCE, Dominique Perreault, a également été chargé par le Fonds de réfléchir à un réaménagement urbain de la porte de l’Europe, donc tout le quartier entre, en gros, le pont et la Cour de justice. Il propose de combler le creux de la rue du Fort Niedergrünewald afin de transformer le quartier en un véritable plateau homogène – ce qui faciliterait aussi les connexions transversales vers la place de l’Europe.
L’étude de ce même Dominique Perreault pour une implantation des nouveaux bâtiments de la Commission européenne le long du boulevard urbain, consistant en plusieurs bâtiments en forme de S des deux côtés de la rue, n’a finalement pas été retenue par cette dernière. Elle a finalement préféré la version plus massive, plus compacte aussi, de plusieurs bâtiments le long de la rue Konrad Adenauer, au coin de la rue Erasme. Les quelque 120 000 mètres carrés de surface de bureaux pour 4 000 personnes comprendront aussi une tour haute de 23 étages ; le bâtiment Jean Monnet qu’elle occupe actuellement va être détruit. La Commission vient de trouver un accord de principe sur le site et ses besoins avec le gouvernement luxembourgeois, qui construira prévisiblement ces infrastructures pour le compte de la Commission, comme ce fut le cas également pour la Cour de justice. Dans ce scénario, les occupants reprennent les bâtiments à la fin du chantier par une sorte de location-vente, et, au final, ils en seront les propriétaires.
Le Parlement européen et la Cour des comptes européennes par contre ont opté pour une deuxième variante de gestion de leurs projets d’extension : ils laissent au ministère des Travaux publics le soin de gérer les projets jusqu’à l’avant-projet définitif, définition des programmes et des projets et demandes des autorisations, puis financeront et construiront eux-mêmes ces infrastructures, l’État leur ayant vendu le terrain pour un euro symbolique.
Le projet de construction d’un site unique pour le secrétariat général du Parlement européen, défini par un concours d’architecture en 2003, qui fut remporté par Heinle, Wischer [&] Partner de Stuttgart, entre l’avenue Kennedy et la rue Wehrer, devrait pouvoir être entamé prochainement, le contrat-cadre ayant été signé en septembre 2006. Les autorisations de bâtir pour la Cour des comptes (architecte : Jim Clemes) devraient pouvoir être données cette année, pour un achèvement des travaux prévu en 2012. En outre, le Fuak construira une extension du Centre de la petite enfance de l’École européenne, un équipement non-négligeable pour le bien-être des fonctionnaires européens et de leurs familles au Luxembourg ; un investissement de 5,1 millions d’euros pour quinze salles de classes. La deuxième École européenne devant être construite à Mamer, le projet n’est plus de la responsabilité du Fonds Kirchberg. À terme, le quartier devrait néanmoins accueillir quelque 5 000 élèves.
Si les priorités politiques du gouvernement et du Fuak restent donc les infrastructures européennes, leur plus grand défi est d’insuffler de la vie à ce quartier, qui pourrait accueillir la moitié de la population actuelle de la capitale d’ici quelques années. Or, malgré la dizaine de milliers d’habitants et de travailleurs, de clients des centres commerciaux ou du cinéma, de mélomanes, d’amateurs d’art ou de sportifs, on n’y fréquente que quelques silhouettes furtives en journée, fumeurs incorrigibles en exil devant les portes des tours de bureaux ou piétons et cyclistes invétérés. Ce complément d’âme qui transforme de l’urbanisme en vie urbaine ne se laisse pas décréter mais naît au fur et à mesure que se créent des logements et des commerces. On n’y est pas encore tout à fait.