Dans l'hémicycle au look désuet très années 1970, les femmes et hommes avaient les souliers souillés de boue. Les comités du personnel de presque toutes les institutions européennes installées au Luxembourg - Commission, Parlement, Cour de Justice, Tribunal de première instance, Cour des comptes, Centre de traduction, Banque européenne d'investissement, plus des représentants des parents d'élèves - s'étaient réunis lundi matin dans l'ancienne salle de séances du Parlement, dans le bâtiment Schuman, pour adopter ensemble une Résolution sur les infrastructures scolaires au Luxembourg. Une si large concertation est une première, c'est que les fonctionnaires européens n'en peuvent plus des conditions d'accueil qui leur sont réservées ici, à eux et à leurs enfants.
«Nous avons pleinement conscience de la situation difficile au Luxembourg,» leur garantit le secrétaire général du Parlement européen (PE), Julian Priestley, qui rappela que le président du PE, Pat Cox, avait déjà écrit au Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker (PCS), pour le rendre attentif à la situation devenue intenable. C'était l'année dernière, lorsque, après le début des travaux place de l'Europe, les fonctionnaires européens voyaient leurs conditions de travail - sécurité, nuisances sonores, accès aux bâtiments, parkings - se dégrader dramatiquement. Pat Cox menaçait alors d'ouvrir un large débat sur les conditions d'accueil au Luxembourg (d'Land 14/02). Aujourd'hui, les eurocrates semblent avoir accepté les dérangements temporaires que causent les travaux de construction sur leur lieu de travail, leurs revendications portent désormais prioritairement sur les structures d'accueil de leurs enfants.
Concrètement, leur action de lobbying vise notamment l'École européenne et les crèches. Actuellement l'École européenne du Kirchberg, construite pour 3 000 élèves, en accueille plus de 3 700, dont certains déjà en containers, une surpopulation définie par les fonctionnaires européens comme «au-delà des limites acceptables et des normes admises». «Le dossier de l'École européenne doit être traité prioritairement,» affirmait aussi Julian Priestley, qui avait le même jour encore une entrevue avec Georges Santer, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères luxembourgeois et président du Comité de coordination pour l'installation d'institutions et d'organismes européens (sous l'autorité du ministère d'État). Le projet d'une deuxième École européenne fut avancé dès l'ouverture du nouveau bâtiment du Kirchberg, le gouvernement luxembourgeois a pris une décision de principe lors de sa réunion en conseil du 16 novembre 2001 déjà.
Or, depuis lors, à part quelques notes et échanges de courriers avec le Conseil supérieur des Écoles européennes, et le développement d'un premier programme de construction, les choses n'ont guère avancé. Dans leur réponse commune à une question parlementaire du député socialiste Marc Zanussi, datée mardi 4 février, les ministres des Travaux publics, Erna Hennicot-Schoepges, et de l'Éducation nationale, Anne Brasseur, annoncent les grandes lignes du projet : l'école serait construite sur le territoire de la commune de Mamer pour une population totale de quelque 2 700 élèves dans les trois sections maternelle, primaire et secondaire. Le concours d'architectes pourrait être lancé fin de cette année, l'avant-projet de loi pourrait être prêt mi-2004, après le vote, les travaux dureraient encore trois ans. La question du site exact n'a pas encore été élucidée, on sait qu'en matière d'infrastructures, c'est toujours la plus difficile à régler au Luxembourg. Il revient au gouvernement luxembourgeois de mettre à disposition l'infrastructure de cette école, dont le fonctionnement est financé majoritairement par les frais d'inscriptions.
Les fonctionnaires européens ne sont pas dupes et savent que la construction d'une nouvelle école ne pourra se faire qu'à moyen terme. C'est pourquoi ils écrivent, dans leur résolution, «que les mesures transitoires urgentes qui s'imposent ne pourront être dégagées sans une volonté politique forte de tous les partenaires impliqués, en particulier les administrations des institutions européennes, les autorités du pays d'accueil et le Conseil supérieur des Écoles européennes.» Avec l'élargissement de l'Union européenne, de nouveaux fonctionnaires arriveront au Luxembourg, et ce dès cette année. Il s'agira majoritairement de jeunes couples avec enfants. Les services statistiques des ministères luxembourgeois tablent sur un accroissement de la population scolaire dans l'École européenne de 250 élèves en 2003, de 400 en 2004, puis de 320 par an entre 2005 et 2008. Pour les fonctionnaires actuels, le verdict est clair : côté pratique, rien n'est prêt pour cet élargissement ! Que les projets bruxellois de la construction d'une quatrième École européenne n'avancent pas plus ne les console guère.
Or, il est étonnant de constater l'attachement d'une grande partie des fonctionnaires européens pour le site Luxembourg, surtout tous ceux qui y travaillent depuis plusieurs années et ont construit leur vie ici, acheté une maison, trouvé des amis. «Nous avons aussi un engagement moral vis-à-vis d'eux,» estime Georges Santer au ministère des Affaires étrangères. Dans sa réponse orale à une question du député socialiste Ben Fayot, le 3 décembre à la Chambre des députés, sa ministre, Lydie Polfer, s'était engagée pour la mise en place d'infrastructures décentes pour les fonctionnaires européens, aussi les nouveaux arrivants. Car le fait d'être capitale européenne, aux côtés de Strasbourg et de Bruxelles, assure au Luxembourg non seulement un impact économique - qui est souvent élégamment tu -, mais aussi et surtout un impact politique, une visibilité et un prestige inversement proportionnels à la taille du pays.
Voilà pourquoi les travaux de la place de l'Europe - parkings, construction de deux tours de bureaux, agrandissement du Centre de conférence du bâtiment Tour, construction de la Salle philharmonique, plus, en face, l'agrandissement de la Cour européenne de Justice - sont d'une importance si capitale et doivent avance à vitesse grand V. «Nous voulons faire une politique du siège offensive et active au lieu de nous limiter à consolider nos acquis,» estime Georges Santer.
Actuellement, le Comité de coordination consacre beaucoup d'efforts aux questions d'infrastructures, son président sait qu'il risque d'y avoir télescopage de différents chantiers. Ainsi, la rénovation et l'agrandissement du bâtiment Tour ne pourra commencer qu'une fois que ses fonctionnaires auront provisoirement transité vers les deux tours actuellement en construction, que le gouvernement luxembourgeois mettra à leur disposition. Or, ce bâtiment abrite les activités vitales du site européen : les délégations du Conseil des ministres de l'Union européenne - qui siège ici durant trois mois par an, en avril, en juin et en octobre -, y ont leurs bureaux. Que tous les chantiers soient achevés en 2005 relèverait du miracle, pourtant le Luxembourg assurera alors la présidence du Conseil des ministres. Le terme «solution transitoire» n'est plus tabou, les recherches d'une solution viable et décente pour deux ou trois ans sont d'ores et déjà entamées.
La bonne nouvelle de la semaine fut apportée - en même temps que les revendications des comités des personnels -, par Julian Priestley lundi: le Parlement européen a confirmé qu'il désire construire un nouveau bâtiment pour ses secrétariats, à côté de la Cour des comptes. Ce qui équivaut à un engagement assez ferme pour la consolidation de ses activités au Luxembourg - 2 086 postes garantis jusqu'en 2004 dans l'accord Juncker-Fontaine de janvier 2001. Afin de faciliter les travaux, l'État luxembourgeois assure la maîtrise d'ouvrage. Seulement après le déménagement des services du PE dans ces nouveaux bureaux, le bâtiment Schuman sera libéré pour la Bibliothèque nationale que le gouvernement luxembourgeois entend y installer.
Pendant des années, les efforts de consolidation se sont concentrés sur le PE, mais la réorganisation des services de la Commission européenne menace elle aussi le site luxembourgeois. Selon les chiffres publiés par l'Union syndicale, les directions Santé et Entreprises seraient en réel danger de réductions d'effectifs - ENTR C disparaîtrait même entièrement, 46 fonctionnaires seraient transférés vers Bruxelles, 18 à l'OPOCE et vingt dans un autre service à Luxembourg ; sur 78 postes de SANCO, 46 seraient transférés à Bruxelles -, les commissaires en charge voulant avoir leurs services vitaux près d'eux, à Bruxelles.
Depuis janvier 2001, la ministre des Affaires étrangères et ses services mènent des négociations avec le vice-président de la Commission, Neil Kinnock, en charge de la réorganisation de ces services. À quelques semaines d'un accord qui puisse être arrêté sous forme écrite, Georges Santer se montre satisfait des résultats négociés : aucun fonctionnaire ne sera forcé de changer de ville, des services connexes de leurs activités actuelles leurs seront offerts au Luxembourg, et, ce qui est également important, des plans de carrières seront possibles au Luxembourg. Ce n'était pas toujours le cas, mais les différents grades des postes affectés au Luxembourg seront désormais également arrêtés officiellement.
Les nouveaux postes de traduction que la commissaire luxembourgeoise Viviane Reding a annoncés dans un génial coup de théâtre médiatique la semaine dernière comme étant son mérite à elle, un «cadeau du Saint-Nicolas» qu'elle aurait offert à sa patrie (où elle est élue), était en fait une non-information. Les 600 postes potentiels n'en sont en fait que 460 et étaient connus dans les couloirs depuis automne dernier.