L. et son épouse R., elle est Italienne, lui Français, travaillent pour la Commission européenne à Luxembourg. Ils sont en poste depuis plus de vingt ans, ils ont trois enfants dont l'aîné poursuit des études à l'université, à l'étranger - «une université luxembourgeoise faisant toujours défaut». Sa soeur cadette est scolarisée à l'école primaire européenne, son frère fréquente un lycée luxembourgeois. Tous les trois sont actifs dans des clubs sportifs de leur commune, leurs parents participent à la vie associative de leur municipalité d'adoption où ils ont investi dans une résidence qu'ils ont restauré pendant plusieurs années. Leur vie, depuis plus de deux décennies, c'est le Luxembourg où ils ont leurs amis, leurs attaches. L. et R. ont fait grève mercredi dernier, pour protester contre le transfert prévu d'une demie centaine de fonctionnaires européens en poste à Luxembourg vers Bruxelles: si les rumeurs se confirmaient, R. serait muté à Bruxelles tandis que le service de L. resterait au Kirchberg.
Presque 3000 fonctionnaires européens travaillant pour la Commission européenne sont actuellement en poste au Luxembourg. Le secrétariat général du Parlement européen occupe aujourd'hui 2185 fonctionnaires, dont 99 seront prochainement mutés vers Bruxelles et Strasbourg. En tout et pour tout, quelque 8700 personnes travaillant pour les institutions européennes sont en poste actuellement au Grand-Duché, et plus de la moitié d'entre eux est concernée par l'érosion des structures administratives de l'UE au Luxembourg. Aux fonctionnaires s'ajoute une ribambelle de personnes sous contrat à durée déterminée dont le transfert de l'unité d'affectation entraînera aussi le changement du lieu de travail. Pour la petite histoire, pour des raisons contractuelles, ces derniers n'étaient pas autorisés à participer à l'action syndicale pour protester contre les projets de regroupement des unités de la Commission à Bruxelles.
Dès hier jeudi, les médias luxembourgeois ont annoncé la fin d'alerte en ce qui concerne le danger pour le siège européen au Kirchberg: et d'un, le commissaire en charge de la réforme administrative, Neil Kinnock, a annoncé que «la présence européenne au Luxembourg sera développée et les obligations découlant du Traité (de 1965 qui fait du Luxembourg un des sièges européens, ndlr.) seront respectées», et de deux, dès mardi, la présidente du Parlement européen (PE) avait assuré au Luxembourg «2060 fonctionnaires du PE ainsi que cinquante pour cent des postes de fonctionnaires créés dans le cadre de l'élargissement de l'UE après 2004 ». A priori, il n'y a donc pas lieu de s'affoler, comme l'a remarqué le Luxemburger Wort dans son édition du 31 janvier 2001, accusant à cette occasion le député socialiste Ben Fayot de vouloir créer une polémique à ce sujet. Fayot avait reformulé une question parlementaire posée antérieurement au sujet des négociations entre le gouvernement et les responsables des institutions européennes quant au futur du siège luxembourgeois, la réponse à sa première question l'ayant laissé - et pour cause - sur sa faim.
La réponse à sa deuxième question n'est d'ailleurs, sur le fond, pas plus explicite. Mais l'importance que la Commission attache au Luxembourg, le fait que le «Rapport de la Commission sur la situation et l'avenir des services de la Commission à Luxembourg» initial «ne contient pas de proposition concrète de réorganisation», mais qu'il ne s'agit que d'une étude d'orientation, que de toute façon, des consultations devraient être entamées au mois de janvier sont, à défaut d'être des réponses, autant de points d'interrogation supplémentaires aux questions posées par le député du POSL.
Trois tendances générales sont désormais clairement décelables. En ce qui concerne le Parlement européen, le gouvernement a mis en exergue, lors de la visite du président du PE, Nicole Fontaine, la consolidation de l'accord Juncker-Hänsch de 1996. Cet accord prévoyait un minimum de 2000 fonctionnaires du PE en poste à Luxembourg jusqu'en 2004. L'accord a été revu à la hausse, le nombre minimum de fonctionnaires du PE a été porté à 2060. Mais simultanément, 99 postes ont été perdus, car affectés définitivement à Bruxelles et Strasbourg. La «Fin du grignotage» annoncée en titre par la Voix du Luxembourg (31 janvier 2001) n'est en fin de compte que la poursuite du grignotage entamé par l'accord Juncker-Hänsch.
En ce qui concerne la Commission, le virage de dernière minute pris par le commissaire Kinnock pour amadouer les syndicats de fonctionnaires - la déclaration de la Commission différant par rapport aux sept à huit projets antérieurs - peut être perçue comme un maquillage de circonstance. Car si «ce sont des postes et non des personnes qui seront transférés à Bruxelles», il n'en reste pas moins que la politique de la Commission consiste d'abord à imposer le résultat poursuivi - la concentration des unités des Directions générales de la Commission européenne à Bruxelles - avant que ne soient entamées les négociations et le dialogue avec les représentations du personnel. De surcroît, pour le gouvernement luxembourgeois, la citation quant aux postes et personnes devrait sonner comme une sorte de signal d'alarme. Car les compensations nécessaires, sans lesquelles le Luxembourg s'opposera à tout transfert selon les dires de la ministre des Affaires étrangères Lydie Polfer (Journal du 31 janvier 2001), n'existent pour l'instant que dans l'affectation au Luxembourg de nouvelles agences de la Commission, à l'image de l'agence européenne pour la Sécurité alimentaire ou encore la Sécurité aérienne qui ont été promises au Luxembourg. Or, ces promesses sont faites par la Commission, alors qu'il appartient au Conseil européen de même qu'au PE de se prononcer sur la question de l'implantation de ces services. De surcroît, en ce qui concerne l'agence pour la Sécurité alimentaire, les villes de Barcelone, Lille, Helsinki et Parme sont officiellement candidates, Bruxelles se dit intéressé, alors que le Luxembourg ne s'est pas encore prononcé sur ce dossier. Ce qui fait dire au quotidien bruxellois Le Soir (27 janvier 2001): «Le Luxembourg pourrait donc l'emporter sans s'être déclaré...» Toujours est-il que, même si le Luxembourg l'emporterait - la ou les agence(s) comme compensation du transfert d'unités des directions générales vers Bruxelles -, la portée du siège serait quand même amoindrie, étant donné que les compensations sont des structures techniques. Outre l'intérêt que comporte l'hébergement de structures politiques et donc décisionnelles pour la politique du siège, l'attractivité du Luxembourg pour les fonctionnaires en poste se retrouvera amoindrie: les carrières au sein du fonctionnariat européen perdraient de leur intérêt. Quant aux carrières plus techniques, la collaboration, par exemple en ce qui concerne la sécurité alimentaire, avec des instituts scientifiques ou universitaires, inexistants au Luxembourg, elles posent d'emblée problème. Et d'ailleurs un problème du même ordre que celui qui a amené la Commission à vouloir concentrer ses activités politiques à Bruxelles: la proximité des différents acteurs pour optimiser le rendement.
La dernière tendance est la volonté d'extérioriser certains services et administrations de la Commission. La privatisation de certaines structures est plus ou moins ouvertement envisagée par le Commission. À terme, le Luxembourg n'y échappera pas: la fourniture de services techniques, les infrastructures sociales, le service médical, les tâches administratives liées au statut du fonctionnaire, la gestion des infrastructures et des biens sont des entités qui fonctionnent soit sur les trois sièges soit au Luxembourg exclusivement. Ils seraient appelés à être découplés du fonctionnariat, c'est-à-dire donnés en sous-traitance au secteur privé. Le gouvernement luxembourgeois ne s'est pas encore prononcé à ce sujet, qui il est vrai, n'a encore rien de concret, mais est pour autant envisagé, car à l'étude, au sein de la Commission. Parmi les traducteurs, une certaine angoisse est d'ailleurs présente, le bruit selon lequel le service de traduction serait extériorisé courrait depuis un certain temps...
Sans aucun doute, l'Europe est en mutation, et les institutions européens n'échappent pas aux Leitmotive actuels qui sont rationalisation, libéralisation, flexibilité (aussi géographique). Seulement, il semble que le Luxembourg ait quelque peu raté le coche pour préserver son siège européen intact. Un des reproches, avancés aussi bien par les syndicats opposés à la Commission que par la Commission elle-même, consiste en la passivité du gouvernement luxembourgeois pour développer son siège. L'école européenne a finalement été rénovée, agrandie, mise à jour. Mais les rénovations des autres bâtiments accueillant les services des institutions européennes ont dû attendre longtemps avant que le gouvernement ne se décide, pour une enveloppe de sept milliards de francs annoncée la semaine dernière, à les entamer, ensemble avec la construction de nouveaux locaux, devenus indispensables en vue de l'élargissement de l'UE.
Au vu de la politique actuelle du gouvernement, peut-être que la peur de perdre, à terme, quelques milliers d'habitants au pouvoir d'achat très élevé sortira les gouvernants de leur passivité.