La bourgeoisie au XIXe siècle
La bourgeoisie industrielle est la grande bénéficiaire de l’industrialisation. Elle détient des actions des sociétés sidérurgiques et minières nouvellement constituées et peut jouir des dividendes sans mettre en danger sa fortune personnelle, car en cas de faillite, les actionnaires ne sont responsables que jusqu’à concurrence du montant des actions détenues. La bourgeoisie comprend à peine une trentaine de familles apparentées entre elles. Vu les petites dimensions du pays, ce monde clos dirige le pays à la fois du point de vue politique et du point de vue économique. Seul le Code civil est susceptible de diluer la fortune bourgeoise (cf. droit des successions). D’ailleurs, on parle de mésalliance si la fortune est du côté d’une seule famille. Cette bourgeoisie est triplement libérale : le libéralisme politique s’appuie à la fois sur le Code civil de 1804 et sur le cens électoral ; le libéralisme économique est lié au Zollverein ; le libéralisme moral est centré sur l’individualisme et partant, sur la responsabilité individuelle. De fait, ce triple libéralisme est dirigé contre l’univers ouvrier.
Toutefois, la domination de la bourgeoisie ne s’appuie pas seulement sur le pouvoir politique et économique, mais aussi sur le caractère « incontestable/incontesté » de sa domination, car « les dominés participent eux-mêmes à leur domination en reconnaissant celle-ci comme bien fondée ».1 On peut parler de « domination symbolique », car elle est « ancrée aussi dans la représentation et les mentalités » de l’époque. Cette configuration est aggravée par la non-organisation du monde ouvrier, dont le nombre augmente avec l’industrialisation, face au groupe fermé de la bourgeoisie.
En règle générale, cette bourgeoisie témoigne d’une certaine condescendance, sinon d’un réel mépris vis-à-vis du monde ouvrier. Écoutons Alexis Brasseur2 à cet égard : « La classe ouvrière, rendue à la liberté depuis un siècle, n’a pas su ni prévoir, ni calculer ». Par l’expression « rendue à la liberté », cet auteur fait allusion au Code civil de 1804.3 Et encore : « La question ouvrière n’est pas une question de salaire, mais une question d’éducation, de moralisation ». La bourgeoisie a marginalisé l’univers ouvrier.
La montée des prix et les difficultés croissantes du ravitaillement durant la Première Guerre mondiale frappent en premier lieu les salariés, parmi lesquels les ouvriers sont les plus touchés. L’exclusion des ouvriers de la société civile et leur appauvrissement lié à la guerre expliquent largement les grèves de 1917 et de 1921. La bourgeoisie/patronat a cherché – non sans brutalité – à rétablir sa position privilégiée d’avant-guerre. Cette tentative est vouée à l’échec. Comme l’écrit l’historien anglais Eric Hobsbawm, la bourgeoisie se rend finalement compte que « l’établissement d’une démocratie, c’est-à-dire d’un régime parlementaire basé sur un large suffrage, était inévitable, mais, tout incommode qu’il fût, qu’un tel régime était politiquement inoffensif ».4
La fin de la Premier Guerre mondiale provoque donc un bouleversement de la société luxembourgeoise.5 L’entre-deux-guerres sera l’ère des ruptures : rupture sociale, politique, dynastique, économique, industrielle, internationale, financière, agricole, budgétaire, culturelle. La domination de la bourgeoisie est doublement ébranlée. D’abord, son caractère « incontesté/incontestable » disparaît, car elle n’a pas été à la hauteur de sa tâche, la crise économique en témoigne. Ensuite, cette crise économique a entraîné un effondrement général des titres (actions, obligations) allemands et russes. Finalement, la bourgeoisie est atteinte à la fois dans sa fortune, dans ses revenus et dans sa position sociale. Ce n’est pas la fin de la bourgeoisie luxembourgeoise, mais le déclin de son caractère héréditaire.
Le monde ouvrier
L’ère industrielle est souvent réduite à l’ère de la bourgeoisie, mais c’est aussi le temps des ouvriers. Entre 1907 et 1947, la population active de l’industrie et des métiers se compose de 74 à 78 pourcent d’ouvriers. Cette configuration est évidemment liée au poids de la sidérurgie dans l’économie luxembourgeoise. Retenons une particularité statistique : autour de 68 pour cent de la population active agricole est ouvrière. L’explication réside dans la composition hétérogène de ce groupe : ouvriers agricoles proprement dits, domestiques, aidants (membres de la famille actifs). Le nombre des ouvriers agricoles baisse continuellement, témoignant du déclin inexorable, à la fois démographique et économique (par rapport au PIB), de l’agriculture. Par contre, la part des aidants dans la population active agricole augmente de 48 pour cent en 1907 à 55 pour cent en 1947.
Les ouvriers sont assujettis à une triple servitude. Le livret d’ouvrier (1803) est une sorte de passeport intérieur entre les mains du patron et destiné au contrôle social de l’ouvrier. Selon l’article 1781 du Code civil (aboli en 1885 au Luxembourg), le maître est cru sur affirmation en matière de salaire. L’article 310 du Code pénal (abrogé en 1936) s’oppose à la liberté syndicale. À l’opposé du patron, le salarié est pleinement responsable selon le Code civil. Ainsi, l’ouvrier accidenté ne peut toucher une indemnité que si les trois conditions suivantes sont remplies : un dommage dans le chef du travailleur ; ce dommage doit être la conséquence de l’activité salariale ; il doit démontrer une faute du patron. Cette dernière condition est difficile, sinon impossible à démontrer devant une juridiction civile. En d’autres termes, le Code civil établit la responsabilité totale du salarié, le Code de commerce réduit celle du patron : l’asymétrie de responsabilité entre bourgeoisie et salariat est sévère.
À la veille de la Première Guerre mondiale, la société luxembourgeoise comprend deux groupes irrémédiablement antagonistes, selon Karl Marx : la bourgeoisie, grande par son pouvoir politique et économique ; les ouvriers, grands par leur nombre. Entre les deux se sont glissées les classes moyennes, ce que Marx n’avait pas prévu.
Les classes moyennes
Les classes moyennes ont une double origine. D’abord, le commerce de détail s’organise en 1906 : Union commerciale dans la ville de Luxembourg, puis dans d’autres localités, ce qui a mené à la création de la Fédération commerciale en 1909. C’est le fameux « kaufmännischer Mittel-
stand ». Ensuite, les salariés (par exemple des employés, des contremaîtres) rejoignent les classes moyennes. D’emblée, soulignons que les classes moyennes forment un ensemble hétérogène, loin d’un bloc compact et unifié.
L’industrialisation a généré une double transformation, qui a bénéficié en priorité aux classes moyennes. Elle a formé une société industrielle où le statut du salarié joue un rôle décisif. Chaque catégorie socioprofessionnelle a élaboré un statut qui la différencie de toute autre catégorie. Ce statut confère à son titulaire des avantages/privilèges : avantage pécuniaire, régime de retraite particulier, une prime distinctive. Le salarié « existe » socialement du fait de son statut, qui lui assure une place originale, une sécurité. Le statut est donc un facteur de stabilité sociale.
L’enseignement a joué un rôle déterminant dans l’évolution des classes moyennes. La société industrielle, liée à la mobilité et à la communication, s’appuie largement sur l’enseignement, contrairement à la société agraire. À l’époque agraire, l’illettrisme n’est pas un obstacle au développement économique. « Pour le paysan d’autrefois il suffisait de savoir manier sa houe, sa faux et sa faucille, et conduire sa charrue ou son araire ».6
A contrario, l’enseignement technique et scientifique est indispensable à la société industrielle. L’État est amené à prendre en main l’instruction et la formation des jeunes. Dès 1848 un tel enseignement est instauré à l’Athénée et aboutit à l’École industrielle et commerciale en 1892 : il ne faut pas seulement créer des produits industriels (aspect technologique), mais aussi les vendre (aspect commercial). S’y ajoute l’enseignement technique organisé par l’industrie sidérurgique comme les écoles professionnelles à Dudelange (1898) et à Differdange (1903), l’École préparatoire des mines à Rumelange (1910) et l’Institut Emile Metz (1916).
La société industrielle à son apogée
Au Luxembourg, l’ère industrielle présente deux périodes d’apogée. La première se situe du début du XXe siècle jusque vers la Première Guerre mondiale. Le monde ouvrier persiste dans une position marginalisée, mais celle-ci est atténuée quelque peu par la création de la protection sociale : assurance maladie (loi du 31 juillet 1901) et assurance accident (loi du 5 avril 1902). Néanmoins, cette société reste inégalitaire, ce qui explique, au moins partiellement, les réformes de l’entre-deux-guerres. Le modèle social se constitue de trois composantes : le marché du travail, le régime de la protection sociale, le cadre de la négociation collective. Il repose à la fois sur les Chambres professionnelles (1924), les contrats collectifs liés à l’approche paritaire (1936) et le Conseil économique et social (1966). Le train de réformes de l’entre-deux-guerres a intégré dans la société luxembourgeoise le salariat en général, et le monde ouvrier en particulier.
La seconde apogée industrielle se situe dans la deuxième moitié des années 1960 et au début des années 1970. On parle du zénith des Trente glorieuses. Les deux pics d’industrialisation ont été des points forts pour les classes moyennes. Le second pic a établi définitivement l’ère des classes moyennes au Luxembourg. Celles-ci sont caractérisées par le double accès à la protection sociale et à la consommation de masse.
Moyennisation de la population
Le Luxembourg a évolué vers une société de classes moyennes, dans le sens que les extrêmes, population très pauvre et population très riche, y sont rares. Cette moyennisation est favorisée par la mondialisation et la financiarisation de notre économie. Il y a « émiettement des classes » selon Henri Mendras7. D’ailleurs, le vote de classe disparaît peu à peu. Selon Mendras, il s’agit plus d’une moyennisation de la société que d’un développement des classes moyennes. Bourgeoisie et monde ouvrier régressent au profit des classes moyennes ; il s’agit d’un mouvement tendanciel.
Les classes moyennes, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population du Luxembourg, sont subdivisées en deux groupes8 : les classes moyennes métropolitaines et les classes moyennes périphériques. Le Luxembourg a ainsi parcouru une évolution en trois étapes : opposition ville-campagne (société préindustrielle), opposition ouvriers-paysans (société industrielle), opposition Luxembourg métropolitain versus Luxembourg périphérique (société actuelle).
Le Luxembourg métropolitain
Les classes moyennes métropolitaines bénéficient directement ou indirectement de la mondialisation. Cette catégorie recouvre la majeure partie des employés travaillant pour la place financière ; les gens profitant de l’installation des institutions européennes à Luxembourg ; une partie des habitants engagés dans le commerce international. S’y ajoutent les fonctionnaires au sens large et l’ensemble des retraités, car le niveau de la retraite n’est pas lié à la conjoncture économique.
En règle générale, les salariés des classes moyennes métropolitaines sont le plus souvent dotés d’emplois stables (sécurité de l’emploi), à plein-temps et disposant parfois d’avantages liés à leurs fonctions. Ces classes moyennes habitent et/ou travaillent souvent dans les cantons de Luxembourg (avec la Ville) et dans le canton d’Esch. À ces deux centres urbains d’attraction s’ajoute celui de la Nordstad, dont le poids est moindre.
La Ville, avec les communes limitrophes, vit de la Place ; les institutions internationales jouent un rôle non négligeable (par exemple pour le commerce). Le canton d’Esch dispose de deux piliers : l’Université (sauf la faculté de droit et d’économie, restée à proximité de la place financière au Kirchberg) est devenue un pôle de recherche, témoignant de son ouverture au monde. La mise en culture des friches industrielles semble sur le chemin vers la réussite.
Le Luxembourg périphérique
Les classes moyennes périphériques sont divisées en deux parties : les classes moyennes intermédiaires et les perdants de la mondialisation. Les classes moyennes intermédiaires se composent des ménages confrontés à de sérieuses difficultés : joindre les deux bouts à la fin du mois (par exemple coût du logement, deux voitures pour le chemin du travail, frais de garde des enfants). Un phénomène inquiétant est apparu : travailler à plein-temps, mais relever d’un ménage pauvre. Les classes moyennes intermédiaires ont parfois des emplois plus ou moins instables ; elles sont davantage exposées au stress du travail. Le sociologue Jean Viard parle des « fourmis de la mondialisation ».
Les perdants de la mondialisation sont une population en détresse : chômeurs en fin de droit aux indemnités, personnes sans moyens financiers, « accidentés de la vie » ou de la mondialisation. Ce monde est assujetti aux petits boulots, souvent temporaires, ou condamnés à des stages de formation successifs. Ces gens sont le plus souvent à la recherche d’une embauche. C’est le temps des incertitudes. Finalement, on peut parler de la classe du « précariat »9 ; elle est dépourvue d’ascension sociale et souvent exclue de la vie économique.
Selon le Statec10, la situation en matière de pauvreté s’est dégradée entre 1996 et 2015. Cette pauvreté est mesurée par soixante pour cent du salaire médian, par commune. Le taux de pauvreté est à son maximum en 2014 : 16,4 pour cent. À cette pauvreté monétaire s’ajoute celle de l’exclusion
(cf. chômage, emploi précaire). Le contraste entre le Luxembourg métropolitain et le Luxembourg périphérique est saisissant. Les gagnants de la mondialisation peuvent disposer de rentes immobilières et/ou financières. Les perdants de la mondialisation sont soumis à de sévères contraintes de logement, financières, de transport et de stress.
Les deux pays
En vue de réaliser la réforme des finances communales en 2016, le Statec a élaboré un indice socio-économique par commune11. Appliquons les indices socio-économiques à la population des villes de Luxembourg et d’Esch/Alzette. Au recensement de 2011, la population totale de la ville de Luxembourg s’élève à 95 058 habitants, dont 56 084 relèveraient de la population métropolitaine et 38 974 de la population périphérique. Pour la ville d’Esch la situation est inversée : sur les 30 125 habitants, 26 812 seraient périphériques et 3 313 seraient métropolitains. Une ceinture de communes à population majoritairement périphérique s’étire sur l’ancien bassin minier (Pétange, Differdange, Schifflange, Rumelange, Dudelange). Les séquelles à long terme du déclin de la sidérurgie, une industrie centenaire, ont pu jouer un rôle non négligeable.
Les communes sont assujetties à une double inégalité : inégalités d’une commune à l’autre ; inégalités à l’intérieur des communes. La part des personnes bénéficiant du RMG (au 31 décembre 2016) est la plus élevée au Nord du pays (Troisvierges, Clervaux, Wiltz, Kiischpelt, Lac de la Haute-Sûre, Bourscheid, Ettelbruck) et à l’extrême sud-ouest (Differdange, Esch/Alzette, Rumelange) ; trois autres communes s’y ajoutent (Reisdorf, Echternach, Remich). Le taux de chômage et la part la plus élevée des professions CITP de « bas niveau » se situe grosso modo dans les mêmes communes, tout comme le salaire médian le moins élevé. Les inégalités sociales se concentrent essentiellement dans l’extrême Nord, dans le centre-est et dans l’ancien bassin minier. Quelques communes cumulent plusieurs handicaps sociaux. Il ne s’agit pas – le Statec l’a souligné – de stigmatiser une commune, mais les données statistiques élaborées par le Statec sont destinées à combattre ces handicaps.
La capitale est devenue le grand et unique centre économique/financier du pays. Autour d’elle, s’est formée une ceinture de communes concentrant une population métropolitaine, largement bénéficiaire de la mondialisation/financiarisation. Le point commun entre la société industrielle et la société actuelle est, malgré la protection sociale depuis le début du XXe siècle, la précarité, à tendance croissante. La réduire est la tâche, à vrai dire immense, des Gouvernants actuels et futurs.
Au XIXe siècle, le Luxembourg est dirigé par une vingtaine ou une trentaine de familles apparentées entre elles. Actuellement, une « élite » de la population métropolitaine domine le pays. La question-clé est dès lors la suivante : Qui sont les décideurs économiques au Luxembourg ? Voilà le sujet d’un prochain article.