L’intelligence artificielle, miroir aux alouettes ou peine perdue

Rerum Novarum

L’ordinateur Meluxina  à Bissen
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 07.03.2025

La soif d’innovation qui s’est emparée depuis bien longtemps des sociétés humaines et les tient dans une agitation fiévreuse a donné au monde de belles et grandioses choses : la maîtrise du feu, l’agriculture, le moulin, la machine à vapeur, l’électricité, le climatiseur, le plastique, le conteneur, la péridurale, la pilule contraceptive, l’aviation, la voiture, le nucléaire, l’internet, le capitalisme, le steak végétal ou encore le lait d’amande. Cette marche en avant perpétuelle a indiscutablement contribué au bien-être et permis, entre autres progrès, l’allongement de l’espérance de vie, davantage de concorde dans les relations sociales et l’enrichissement des nations tel que mesuré par la croissance du produit intérieur brut.

Il est cependant observé et décrié que — depuis la « révolution des internets » du début des années 2000 — les fruits de nombreuses innovations n’ont pas été à la hauteur des promesses de leurs fleurs : smart city, gig economy, fintech, biotech, cleantech, industrie 4.0, impression 3D, réalités virtuelle et augmentée, MOOC, nouveaux matériaux… Rien de tout cela n’a apporté les changements décisifs espérés, ni relancé les gains de productivité qui, partout, sont plutôt mal orientés.

L’intelligence artificielle (IA) est la « nouvelle technologie à fort potentiel » dont on martèle — matin, midi et soir — qu’elle va tout transformer, de la santé à l’art de la guerre, en passant par la finance, le marché du travail, la justice et l’économie. Le lecteur attentif du rapport sur le budget écrit par la députée Corinne Cahen aura ainsi appris qu’« un rapport récent, commandé par Google à Implement Consulting Group, évalue que le Luxembourg pourrait (grâce à l’IA générative) voir son PIB augmenter de six à huit milliards d’euros » en l’espace d’une décennie.

Parce que six à huit milliards d’euros de PIB supplémentaire revient à rajouter à l’économie luxembourgeoise l’équivalent du secteur du commerce et que des études du même calibre se sont par le passé allègrement trompées quant à l’impact économique futur de certaines nouvelles technologies*, il est permis de douter que l’IA soit en mesure de doper dans de telles proportions (+9 pour cent) l’économie du Luxembourg en seulement dix ans. Par ailleurs, et c’est faire preuve de réalisme que de le reconnaître, les capacités grand-ducales à s’imposer comme un acteur majeur dans le domaine de l’IA semblent plutôt limitées.

Certes, le pays dispose avec MeluXina de l’un des ordinateurs parmi les plus puissants au monde, a eu le nez assez creux pour signer un protocole d’accord avec Nvidia dès 2018 et a été sélectionné pour accueillir une des fabriques européennes d’IA ; mais entre l’incapacité, malgré tous les efforts consentis, à faire passer ses secteurs prioritaires de diversification du « start » au « up », les grandes difficultés des entreprises locales à recruter des profils IT, le vide — jamais comblé — laissé par l’abrogation des lois qui permettaient une bonification d’impôt pour investissement en capital-risque et des prix immobiliers tellement prohibitifs que le Fonds Kirchberg propose des logements considérés comme abordables à 10 000 euros du mètre carré, le Grand-Duché ne semble pas être taillé pour être à l’avant-garde de la guerre de l’IA qui suppose d’être une start-up nation attractive et pouvant compter sur un pool conséquent de talents, voire de génies, qui (s’)investissent dans l’informatique.

Au-delà du Luxembourg qui a le grand mérite de faire ce qu’il peut à son échelle, c’est en réalité l’ensemble de l’UE — tiraillée entre le désir de déréguler afin de stimuler la compétitivité, l’envie de mettre le secteur des nouvelles technologies au pas au titre du principe de précaution et l’espoir de trouver une troisième voie ordo-libérale faite d’assez de règles pour empêcher le n’importe quoi mais pas trop non plus afin de ne pas brider l’innovation — qui est dépassée. Cela a semblé criant lors de la conférence de presse de Donald Trump du 21 janvier durant laquelle il a présenté le projet Stargate (500 milliards de dollars d’investissements) destiné à asseoir le leadership américain en matière d’intelligence artificielle. Ce jour-là, ni le président des USA, ni les « three of the world’s leading tech CEOs » qui l’accompagnaient, n’ont jugé utile de mentionner l’UE comme une potentielle menace pour la suprématie américaine en intelligence artificielle, alors qu’ils ont plusieurs fois cité la Chine.

Ironie, ou pas, de l’histoire, quelques jours après cette conférence de presse :
La start-up chinoise DeepSeek est sortie du bois avec une nouvelle version de son agent conversationnel (type ChatGPT) tellement performant et économe que les entreprises américaines de la tech ont perdu l’équivalent de mille milliards de dollars de capitalisation boursière en une séance.

La Commission européenne a présenté une boussole pour regagner en compétitivité et qui, entre autres, « définit une approche et une série de mesures phares destinées à permettre à l’UE de se positionner à l’avant-garde de l’innovation dans les secteurs technologiques clés de l’économie de demain, notamment l’intelligence artificielle ».

D’un côté, la sensation DeepSeek a confirmé que malgré la stratégie d’endiguement américaine (i.e. un quasi-embargo sur les technologies de pointe) qui vise à limiter les avancées chinoises dans des secteurs clés comme l’intelligence artificielle, l’Empire du Milieu est capable de se montrer offensif et de défier, voire de prendre de haut, la high-tech américaine ; de l’autre, la boussole (méridianopète ?) de la Commission au service de la compétitivité européenne rappelle combien l’agenda de Lisbonne, Europe 2020, le rapport Monti, le rapport du groupe de réflexion au Conseil européen sur l’avenir de l’UE à l’horizon 2030, la boussole numérique pour 2030, Horizon Europe, le plan coordonné de l’UE dans le domaine de l’intelligence artificielle, … ne furent que de la tactique sans stratégie, autrement dit du bruit qui annonçait la défaite.

Trop en retard en termes d’investissements dans les nouvelles technologies pour pouvoir donner l’heure en la matière, l’UE, en passe de devenir une colonie numérique (sino)américaine, n’a plus qu’à espérer que l’IA soit une bulle dont la finalité est de dégonfler et/ou admirer sa balance commerciale avec les USA (+150 milliards d’euros, vingt pays excédentaires sur vingt-sept) pour tenter de se rassurer sur sa compétitivité.

S’agissant du Grand-Duché, où les dépenses de R&D sont désormais inférieures à un pour cent du PIB, il lui sera toujours possible, pour éviter de trop s’inquiéter, de s’abriter derrière le précepte de Fernand Reinesch : « Dans le domaine du développement technologique (…), la micro-économie n’a pas intérêt à s’efforcer à être plus inventive que les autres, et à briller par des grandes découvertes scientifiques ». Aussi, il devra(it) peut-être se dépêcher de transformer ses bras armés (SNCI, Luxembourg Future Fund, Digital Tech Fund) en un fonds souverain de capital-risque à l’image du Temasek Holdings de Singapour. Mine de rien, si le pays avait investi 400 millions d’euros, c’est-à-dire l’équivalent d’une année de Bëllegen Akt et de TVA-logement, dans Nvidia en 2018, il disposerait d’une plus-value latente si conséquente que beaucoup de « boulesdecristalistes », qui essayent de persuader qu’ils savent prédire avec deux chiffres après la virgule l’état financier du régime général de pension en 2050, se retrouveraient relégués à leur juste place, à savoir l’arrière-plan !

* Du « je crois au cheval, l’automobile est un phénomène passager » de l’empereur allemand Guillaume II, au « dans les décennies qui viennent, des dizaines de millions de travailleurs de toutes les branches et de tous les secteurs seront probablement chassés de leur emploi par l’intelligence mécanique » du futurologue Jeremy Rifkin, en passant par le trillion-dollar market opportunity que devait représenter la métaverse-économie selon Goldman Sachs, l’histoire enseigne que la bonne réponse à la question « quel sera l’impact économique futur de telle percée technologique ? » est : « Nul ne le sait ! ».

Julie Ming
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