Mercredi matin, alors que se confirmait l’élection de Donald Trump, le site du service de l’immigration canadien s’est effondré sous le flux d’internautes états-uniens. En théorie du moins, le Luxembourg – qui héberge déjà de très nombreuses holdings de firmes états-uniennes – pourrait devenir une destination de choix. Du moins pour les très riches. Car, à l’avenir, un titre de séjour luxembourgeois pourra être acheté. Le high-net-worth-individual (HNWI) pourra choisir entre quatre formules. Primo : investir un demi-million d’euros dans une entreprise commerciale, artisanale ou industrielle ayant son siège au Luxembourg. Secundo : en créer une et embaucher au moins cinq salariés. Tertio, investir trois millions d’euros dans « une structure d’investissement et de gestion », « de type family office ». Et quarto : déposer vingt millions d’euros sur le compte d’une banque luxembourgeoise.
En été 2014 eut lieu une discrète conférence dans l’Hôtel Le Royal sur le sujet des « golden residences and citizenship-by-investment ». À l’ordre du jour de ce colloque organisé par Academy & Finance (une firme de communication suisse spécialisée dans l’industrie offshore) : « Tax havens for the over-taxed Europeans » et « Security for the Middle Eastern and North African clients after the Arab Spring ». Cela fait quelques années que le ministère des Finances tentait d’introduire un dispositif « golden visa ». La stratégie n’est pas nouvelle : promouvoir la banque privée « post-dentiste-belge » en attirant des HNWI des pays tiers par la promesse d’un titre de séjour donnant accès à l’espace Schengen. L’idée apparaissait déjà dans l’accord de coalition (sur l’avant-dernière page), elle se concrétise aujourd’hui avec le projet de loi n°6992, déposé en mai 2016, et qui était passé par le Conseil de gouvernement sans faire de vagues. Dans les avis de la Chambre des métiers et de celle des salariés, il n’appela « pas de commentaires ». Le nouvel article 53bis, introduisant un titre de séjour pour « investisseur », serait donc presque passé inaperçu, enfoui dans texte fourre-tout, qui inclut également la transposition de deux directives européennes et une réforme de la loi sur le Centre de rétention.
Ce fut le Conseil d’État qui, dans son avis du 27 octobre, tira la sonnette d’alarme. Cette vigilance peut étonner, les avis des Sages étant traditionnellement alignés sur les intérêts de la place financière. Mais elle peut être liée au fait que – comme pour la fondation patrimoniale de laquelle le Conseil d’État avait également été critique – la logique offshore fait une irruption dans le droit commun luxembourgeois. (Tant que les produits de la place financière étaient uniquement destinés à l’export, on s’accommodait plus facilement de leurs effets négatifs.) Si le Conseil d’État n’émet pas d’opposition formelle, il formule une critique acerbe. À ses yeux, « les seules considérations financières ne sauraient constituer une raison suffisante pour attirer au Luxembourg des personnes fortunées de pays tiers par la promesse de leur accorder un droit de séjour et ce sans procéder au niveau de l’administration compétente à un contrôle préalable efficace de l’origine des fonds. »
L’utilitarisme (protéger « la place financière ») l’emporte ; sur le fond, les cinq partis siégeant à la commission parlementaire (CSV, DP, LSAP, Déi Gréng, ADR) sont d’accord. Même le « souverainiste » Fernand Kartheiser (ADR) n’y voit pas de commercialisation de la souveraineté. « Je le conçois comme diplomate, d’un point de vue de droit international public », dit-il. Et de tracer une « différence conceptuelle » entre « commercialisation » (qu’il définit comme un abandon) et « utilisation » de la souveraineté : « La souveraineté est un vecteur de promotion des intérêts. C’est ce que font tous les pays selon leurs possibilités économiques ou militaires. » Mais, politiquement, le « golden visa » luxembourgeois reste un sujet épineux. Ne serait-ce que parce que le même projet de loi n°6992 allonge de trois à sept jours la période durant laquelle une famille peut être détenue au Centre de rétention. Le tapis rouge pour les uns, la prison pour les autres ? La différence de traitement est si manifeste qu’elle en devient obscène. (Déi Lénk n’a d’ailleurs pas manqué à la relever dans un communiqué envoyé lundi après-midi à la presse, fustigeant une « loi en faveur des oligarques » qui ferait primer « les intérêts financiers sur les principes humanitaires. »)
Ce lundi matin, le député socialiste Alex Bodry est passé en mode damage control et a fait une apparition à la Commission des Affaires étrangères, dont il n’est pas membre. (Officiellement, c’est le socialiste Marc Angel qui a été nommé rapporteur.) Bodry a légèrement retouché la copie du gouvernement. Désormais l’autorisation de séjour « peut être » accordée par le ministre – avant le texte disait « est accordée » –, ceci pour donner « plus de souplesse » au ministre de l’Immigration. De même, un élément dirigiste a été intégré : uniquement certains secteurs économiques seront éligibles (ils devront encore être précisés par règlement grand-ducal) pour les investissements. Les députés veulent ainsi donner les moyens au gouvernement pour « ouvrir ou fermer certains secteurs aux investisseurs selon les besoins de l’économie. » (Le « golden visa » luxembourgeois exclut les investissements dans l’immobilier ne voulant pas contribuer à la surchauffe des prix, bien que les nouveaux résidents HNWI y contribueront malgré eux, puisqu’ils auront besoin d’une adresse au Luxembourg.)
Jusqu’ici, les HNWI, désireux de s’approcher de leur fortune en s’installant au Grand-Duché, passaient par l’article 78 de la loi immigration. Cette clause élastique – qui n’est d’ailleurs pas réservée aux ultra-riches – donne la prérogative au ministre d’accorder, de manière assez arbitraire, des titres de séjour (dits « vie privée »). Les conditions : disposer d’une assurance maladie et d’un logement approprié, et fournir la preuve qu’on « peut vivre de ses seules ressources ». Normalement, un HNWI ouvrait un compte à terme auprès d’une banque luxembourgeoise et y mettait assez de capital pour que les intérêts générés dépassent le montant du RMG. Or, au moment où les taux d’intérêts sont à zéro, voire négatifs, ce modèle ne fonctionne plus.
Devant la commission parlementaire, Isabelle Goubin, la haute fonctionnaire au ministère des Finances en charge du dossier, a expliqué qu’il s’agissait d’attirer une clientèle « haut de gamme », citant Genève comme modèle. Or aux ministères de l’Immigration et à celui des Finances, on ne s’attend pas à un succès fulgurant du « golden visa » luxembourgeois. Personne n’y veut avancer un pronostic, ni sur le nombre, ni sur les pays d’où viendraient les candidats potentiels. Il faut dire que le « marché » européen est déjà assez encombré. Pour choisir son entrée dans l’espace Schengen, le HNWI aura l’embarras du choix : De la Lettonie au Portugal, en passant par la Hongrie, le Royaume-Uni ou la Grèce, la moitié des pays européens offrent désormais des formules de résidence contre argent. (Le Conseil d’État se trompe donc en écrivant que « seuls quelques pays de l’UE, confrontés à de très graves difficultés financières et budgétaires, ont eu recours à ces procédés ».) Le permis de séjour le moins cher, on le trouve en Lettonie : 38 000 euros d’investissements dans une entreprise lettone suffisent. En Irlande, il faut verser un million d’euros dans un « immigrant investor bond » dont le taux d’intérêt est de zéro pour cent. Au Portugal, c’est un demi-million d’euros dans un immeuble, ce qui n’a pas manqué de doper l’immobilier de luxe. C’est finalement en France que le ticket d’entrée est le plus cher. Pour avoir droit à une « carte résident – contribution économique exceptionnelle », il faut investir un minimum de dix millions d’euros et « créer ou sauvegarder » au moins cinquante emplois.
Chypre, Malte et la Bulgarie ont fait un pas de plus : ces États-membres vendent carrément la citoyenneté européenne. (Un passeport maltais coûte ainsi 650 000 euros d’investissement dans les obligations d’État.) Une politique qui avait provoqué l’ire du Parlement européen et de la commissaire européenne à la Justice de l’époque, Viviane Reding. L’idée de passeports de complaisance fut réalisée une première fois en 1984 à Saint Kitts-et-Nevis, suivi de l’Irlande en 1988 (qui arrêtera son programme dix ans plus tard), de la Dominique en 1993 et d’Antigua-et-Barbuda en 2014. D’après une étude du FMI, les recettes issues de cette rente – très volatile – représenteraient plus du quart du PIB de Saint Kitts-et-Nevis. Le Luxembourg a beau être un centre offshore, dans l’État-CGFP, vendre la nationalité reste politiquement impensable.
À l’inverse d’autres pays-membres de l’UE, le Luxembourg n’a pas prévu d’exception aux obligations de séjour. (Le service d’immigration irlandais précise ainsi que l’investisseur est prié de visiter l’île « au moins une fois tous les douze mois ».) En comparaison, les règles sont assez sévères. Les HNWI devront résider au moins six mois par an au Luxembourg, au risque de se voir retirer leur titre de séjour. Ces longs séjours pourraient leur ouvrir les portes à la résidence fiscale. Il devront pour cela prouver que le centre de leurs « intérêts vitaux » se trouve au Luxembourg (c’est-à-dire que c’est « l’État avec lequel les liens personnels et économiques du contribuable sont les plus étroits »). Mais pour les nantis provenant de pétromonarchies, où la fiscalité directe est inexistante, la résidence fiscale n’est pas une option particulièrement intéressante. Pour eux, il s’agira prioritairement de jeter l’ancre dans un safe haven. Pour d’autres, le statut de résident fiscal aura plus de charme. Car il les placera sous le secret bancaire – qui continue à s’appliquer pour les résidents – et leur donnera accès à une fiscalité ultra-light sur les revenus du capital. Ils profiteront également du principe du « step-up » adopté en décembre comme incitant pour les HNWI d’élire résidence au Grand-Duché. Sans oublier l’absence d’impôt sur la succession en ligne directe. (Mais il faudra alors que les héritiers habitent également le Luxembourg.)
D’après l’ABBL, les clients « fortunés » ayant des avoirs dépassant les cinq millions d’euros représentent désormais 71 pour cent du total des actifs sous gestion. Mais combien sont-ils d’HNWI à avoir élu résidence au Luxembourg ? À cette question, personne ne semble avoir une réponse précise. Les ultra-riches sont souvent ultra-discrets. En 2011, le Statec avait noté que « les ménages disposant de patrimoines importants auront souvent tendance à moins répondre à l’enquête que les autres, en raison notamment du temps qu’elle demande et de sa complexité (qui sont directement fonction de l’importance du patrimoine), mais aussi d’inquiétudes quant à l’utilisation des données collectées. » Les informations dont on dispose sont anecdotiques et les indices épars, mais si on en croit les estimations de banquiers, avocats et fonctionnaires, il s’agirait de centaines de personnes plutôt que de milliers. D’après la Banque centrale du Luxembourg, les ménages résidants ont ainsi déposé 2,01 milliards d’euros supplémentaires sur leurs comptes bancaires en 2015. Si des milliers d’industriels, oligarques et pétromonarques s’étaient faits résidents entre 2014 et 2015, cette hausse aurait très probablement été plus élevée. (Même si l’ABBL considère que les dépôts ne constituent qu’un quart du portefeuille des HNWI.) D’après l’ABBL, la part des avoirs sous gestion appartenant à des clients hors-UE serait passée de 18 pour cent en 2011 à 32 pour cent en 2015. Mais les nouveaux résidents ultra-riches venant de pays-tiers seraient finalement assez rares, le gros venant des pays limitrophes, à commencer par la France.
Au niveau mondial, les Chinois constituent de loin le groupe le plus friand des programmes résidence par investissement ; ainsi 80 pour cent des demandes pour des « golden visas » provenaient d’eux. Or, pour les banques privées luxembourgeoises, le marché chinois reste largement terra incognita. Quant aux Russes, suite à la dégringolade du rouble et au durcissement de la politique de « désoffshorisation », l’afflux d’expats s’est tari. Les lois fiscales russes ont la vicieuse particularité de combiner le flou aux éléments pénaux ; le contribuable a ainsi toujours un pied en prison. (Même s’il est résident au Luxembourg, un séjour d’une journée dans son pays d’origine suffit pour qu’il retombe sous le coup de législation fiscale russe.) De nombreux oligarques russes ont établi leur pied-à-terre à Londres, où ils sont des milliers à avoir acheté un « Tier 1 investor visa ». Si jamais les conséquences Brexit finissaient par limiter leur liberté de voyage, ils pourraient être tentés de se relocaliser. La Chypre (où les clients russes ont reçu la citoyenneté en compensation de leurs pertes lors de la crise bancaire) et la Lettonie sont bien placées pour recueillir cette clientèle. Et rien ne garantit que l’argent russe passera la compliance des banques luxembourgeoises.
En précisant que les fonds à attirer devront être soumis aux lois anti-blanchiment, les auteurs du projet de loi ont commis un lapsus qui n’a pas échappé au Conseil d’État. « Ce renvoi est superflu, notent les Sages. Il va sans dire que tout un chacun, y compris le demandeur d’une autorisation de séjour ‘investisseur’, est tenu de respecter la loi en vigueur. » Mais pourquoi cette précision ? C’est que, probablement, le ministère des Finances est conscient des risques de réputation liés à la nouvelle clientèle. Comment connaître les origines de fonds de HNWI russes, chinois ou mexicains ? Comment démêler les enchevêtrements politico-économico-familiaux d’une pétromonarchie, d’un État où règne le « capitalisme d’État » ou d’une kleptocratie ? Les banques auront beau fouiller les bases de données pour tenter d’identifier PEP (politically exposed person) et autres UBO (ultimate beneficiary owner), ils pourront même embaucher des enquêteurs privés sur place, il restera une part d’incertitude. Michel Turk, un des trois magistrats à la Cellule de renseignement financier, voit une tendance des banques à se « défausser du risque ». Certaines refuseraient ainsi l’entrée en relation avec un client pour la seule raison que celui-ci est originaire d’une « certaine région géographique » ou présente « un certain profil ». Mais beaucoup dépend également de la politique de risque de la banque ou du rapport de force qui y règne en interne entre le compliance officer (qui doit surveiller les dispositifs anti-blanchement) et le relationship manager (qui doit démarcher de nouveaux clients).
Et puis il y a, à l’ombre des banques, la nébuleuse de la domiciliation qui a proliféré ces dernières décennies. Les dirigeants des grands établissements financiers mettent régulièrement en garde contre les risques résiduels liés à ces fiduciaires et cabinets d’avocats, et font du lobbying pour une réglementation plus stricte. (Qui, en passant, leur permettrait d’accaparer les parts de marché de ces concurrents.) Depuis 2012, de nombreux domiciliataires ont repris l’appellation de family office. Ils faisaient la domiciliation de holdings familiales, ils font désormais des tâches de « conciergerie » pour les bénéficiaires économiques. Leur rôle se situe quelque part entre confident, thérapeute de famille et consigliere. Les liens avec les clients peuvent être anciens, marqués par la loyauté (pas toujours propice à la vigilance anti-blanchiment). Or, une entreprise familiale est par essence plus opaque qu’une société cotée en bourse. La CSSF a agréé 98 family offices ; un nombre qui ne prend pas en compte ceux mis sur pied par les avocats, notaires, réviseurs d’entreprises et experts-comptables (qui ont également le droit à l’appellation, même sans passer par la CSSF). Comme il est précisé dans l’exposé des motifs, les family offices sont une des structures que le gouvernement veut favoriser par le titre de séjour « investisseur ».