Deux mondes coexistent au Luxembourg. Il y a ces enfants de familles aisées des quartiers chics qui reviennent en avion d’un week-end prolongé où leur famille fait le pont pour suivre une journée de cours – car même pour les nantis, l’école est obligatoire. Et ceux qui n’ont pas d’endroit correct pour faire calmement leurs devoirs, qui n’osent ou ne peuvent amener un copain ou une copine à la maison pour jouer ou qui ne peuvent même pas partir en colonies de vacances, faute de moyens pour participer aux frais. Et toutes les statistiques des dernières années prouvent que l’écart entre ces deux mondes s’élargit.
L’Unicef vient de publier, mardi 29 mai, pour la première fois, le Bilan Innocenti 10 mesurant la pauvreté et la privation des enfants dans les pays industrialisés. Et selon ce rapport, le Luxembourg n’a pas de quoi être fier : alors que le pays se vante toujours d’être à la tête de tous les classements du PIB par tête d’habitant, il ne se situe qu’à la 23e place du taux de pauvreté des enfants des pays économiquement avancés, 12,3 pour cent des enfants vivant en dessous du seuil de pauvreté, soit dans des ménages disposant de moins de cinquante pour cent du revenu médian pour vivre.
Le Bilan Innocenti calcule en outre le « taux de privation » des enfants, se basant sur l’accès à quatorze variables essentielles pour le bien-être des enfants : trois repas par jour, des repas variés avec viande, fruits et légumes, des vêtements, deux paires de chaussures, l’équipement en livres, jeux et jouets, connexion internet... Sont considérés comme « démunis » les enfants qui manquent de deux de ces variables. Au Luxembourg, si la grande majorité des enfants mangent régulièrement, beaucoup d’entre eux manquent de ces choses essentielles comme la place et le calme pour faire leurs devoirs (5,5 pour cent !) ou ramener leurs copains chez eux (2,7). Le taux de privation calculé par l’Unicef est de 4,4 pour cent au Luxembourg (ce qui le place en 7e position) – 23,4 pour cent pour les familles monoparentales et 29,3 pour cent pour celles où les parents sont au chômage. C’est énorme et scandaleux pour un pays qui, par ailleurs, aime afficher sa richesse. D’autant plus que ce n’est pas une fatalité : les excellents résultats des pays nordiques, Suède, Norvège, Islande, où ces taux sont beaucoup moins élevés, prouvent qu’il s’agit aussi d’une question de politiques de protection sociale.
Et dans ce domaine, le Luxembourg est toujours largement à la traîne, bien que le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) ait concédé, dans le cadre des décisions du gouvernement sur la modulation de l’indexation des salaires prises en décembre dernier et des mesures visant à contrebalancer le manque à gagner des familles, que les plus de 4 000 élèves nécessiteux qui reçoivent chaque année un subside de l’État lui faisaient le plus grand souci. Les quelques mesurettes, comme des aides pour l’acquisition de livres scolaires, ne sont que des gouttes sur une pierre brûlante. Or, Amnesty International n’est pas seule à s’offusquer dans son rapport actuel, du niveau élevé du marché des armes. Comment est-il possible que le grand-duché triple ses dépenses militaires en dix ans et trouve plus de 200 millions d’euros pour acheter un avion militaire au lieu de déclarer en premier lieu la guerre à la pauvreté et à l’exclusion des enfants ?
« Ne pas protéger les enfants face à la crise économique constitue l’une des erreurs les plus onéreuses qu’une société puisse commettre, » déclarait Gordon Alexander de l’Unicef lors de la présentation du rapport. Les données statistiques datent de 2009 – avant que la crise ne se fasse pleinement remarquer.