Il est un tas de livres qu’on peut emporter à Venise pour un temps libre improbable. Se perdre dans le labyrinthe lagunaire avec Giuseppe Sinopoli, en rester définitivement avec Joseph Brodsky sur les Zattere, Fondamenta degli Incurabili. Un autre livre s’imposait, paru il n’y a pas longtemps, et arts plastiques obligent, avec Chronique vénitienne, de Marcelin Pleynet, une renaissance après un accident vasculaire cérébral. Rien que pour tel extrait, qui revient à l’esprit à chaque visite des Giardini, où Pound répond à Olga qui lui demande devant le buste de Wagner ce que de jeunes pélicans arrachant les entrailles d’un oiseau ont à voir avec le compositeur : « Les tripes, toujours les tripes ! »
Allez savoir si c’est encore elles en jeu dans cette biennale. Une atmosphère générale qui tendrait plutôt vers de la morosité, une désolation tempérée quand même. Et rien qui remue au plus profond. Quant au jury qui a attribué le Lion d’or de la meilleure participation nationale au pavillon allemand, on le suppose plutôt pétrifié de respect. Oubliant que trop de piété ne sied absolument pas à Christoph Schlingensief. Bien sûr que sa mort, après qu’il eut été désigné, fut terrible, et l’entreprise, pour la commissaire et pour sa jeune veuve, quasi impossible ; d’où le repli sur cette installation Die Kirche der Angst vor dem Fremden in mir, qui date de 2008. Une nef d’église transportée de la Ruhr dans les Giardini, un tapis rouge qui conduit à l’autel, des moments heureux où sur des écrans derrière court le tout jeune Christophe en maillot de bain.
Schlingensief et Venise, cela remonte loin. Et l’on a toujours en tête les images de 2003, à l’entrée des Giardini, dans les jardins derrière l’Arsenale. Là où aujourd’hui, dans un esprit plus cocasse, sévit le groupe autrichien Gelitin. Pour un Schlingensief caustique, l’autre face inséparable, il faut prendre son temps et dans une des salles du pavillon, se replonger dans tels de ses films. Décidément, un prix qui vient trop tard. Ce qui aurait même été le cas pour l’Égyptien Ahmed Basiouny, tué en janvier dernier, martyr de la révolution.
1 ILLUMInazione/ILLUMInations, voilà le titre choisi par la directrice Bice Curiger ; et inscrit en lettres bleues géantes sur le pavillon central. Référence à Rimbaud, peut-être, avec un brin d’ironie, comment savoir encore une fois. Pour Marcelin Pleynet, le poète devient transparent, « illuminé », si seulement on retenait que le sens en est lié à l’expérience. Peut-être que c’est là aussi la gageure de cette édition, du moins de l’exposition internationale, où l’on chercherait en vain un fil rouge, fi a été fait d’un discours.
Des questions, toutefois, se posent, et dès l’abord. Au sujet des trois tableaux du Tintoret, enlevés à l’Accademia, à San Giorgio, pour les mettre dans cette immense salle où ils sont pour de bon déplacés, avec pour compagnons les pigeons (empaillés) de Maurizio Cattelan dont le visiteur n’arrivera plus à se débarrasser ; eux sont partout, de quoi donner envie de quelque séance de tir, ou d’une forte détonation qui ferait s’envoler jusqu’aux oiseaux morts. Mais le Tintoret, pourquoi ? comme initiateur de quel art, de quel style, de l’idée du marché peut-être ? Quoi qu’il en soit, il ne se passe pas le moindre dialogue, pas la moindre confrontation avec ce qui suit.
Des œuvres « illuminées », et qui se fassent dès lors illuminatrices, elles sont rares : David Goldblatt, Omer Fast… alors que Cindy Sherman, Pipilotti Rist (par rapport à sa dernière participation à San Stae) ou même Sigmar Polke déçoivent. Un ami a trouvé que les visiteurs (privilégiés des tout premiers jours) avaient la même attitude, le même regard que dans les allées d’une foire d’art.
Sans doute est-ce parce que le lieu de l’Arsenale nourrit une tout autre attente, que la déception y est moindre. Avec au milieu du parcours, l’arrêt (et l’immersion) dans l’espace enchanteur de lumière et de couleur de James Turrell. L’artiste appelle justement cette expérience « seeing as feeling ». On est entré dans la longue ligne droite des Corderie en se frayant un chemin à travers le « para-pavilion » du Chinois Song Dong, plus loin, autre « para-pavilion », autre espace plus ou moins biographique, celui de Franz West. Au bout, après un autre arrêt dans l’édifice en carton de Fabian Marti, devant une vidéo ponctuée de cris d’oiseaux, le film de Christian Marclay, The Clock, et tout à côté, ce lauréat est rejoint par Klara Liden, un geste à la Duchamp, elle a transféré des poubelles de Berlin à Venise.
Des escaliers, des miroirs, l’installation de Monica Bonvicini caractérise deux démarches de cette biennale : une propension à remplir les espaces, ici c’est pourtant très réparti dans le vide de la salle, et puis les jeux de miroir. 15 Steps to the Virgin, voici enfin un rapport direct au Tintoret, à sa Présentation de la Vierge au Temple, tableau heureusement resté à l’Église de la Madonna dell’ Orto.
2 De la miséricorde, rien que de la miséricorde interdit de s’appesantir sur la participation italienne, un fourre-tout, où le pire, esthétiquement, côtoie le plus que douteux, politiquement, et il n’est qu’une réponse à donner à l’initiative du signore Sgarbi. Celle des électeurs italiens, notamment à Milan et à Naples (ce qui a dû réjouir l’ami Bert Theis), qui juste avant le vernissage de la biennale, ont évincé, chassé les édiles de la clique berlusconienne. Seule interrogation devant pareil fatras, comment des intellectuels et des artistes qu’on estime se sont laissés entraîner dans cette drôle de galère. Un Mario Botta par exemple, avec une violoncelliste dévêtue, d’une extrême insipidité. Pied de nez, fait à qui ?
Ailleurs, on respire mieux, même là où comme avec Mike Nelson pour les Anglais ou Thomas Hirschhorn pour les Suisses, on bouge mal, dans une architecture misérabiliste ou une foire d’empoigne consommatrice. Nos pas reviennent au pavillon allemand, ce n’est plus Germania qu’on lit sur la façade, c’est Egomania ; alors qu’en face Christian Boltanski fait défiler, dans le dédale d’une structure métallique qui occupe le pavillon français, comme sur une rotative de presse, des photos de bébés (repris dans un journal polonais). Des écrans, à gauche et à droite, donnent le nombre des naissances et des décès dans le monde depuis le début de la journée, on se rend bien compte de la surpopulation. Enfin, dans un dernier espace, un écran divisé en trois bandes horizontales montre des visages coupés de même, le visiteur peut appuyer sur un bouton, le défilement s’arrête, et si le visage est réuni, l’œuvre est gagnée. Le hasard des naissances, des morts, celui des machines à sous ; Chance VS célébration ou commémoration.
Les grandes nations, chose habituelle, misent sur une présence spectaculaire. Les champions en sont les États-Unis, avec un char retourné devant leur pavillon, où un sportif fait du jogging sur la chenille de l’engin militaire ; à l’intérieur, des meubles occupent un gymnaste. Merci à Boris Groys qui a préservé la Russie, retournant aux années 1970 et aux « collective actions », de la véritable avant-garde du groupe organisé par Andrei Monastyrski.
Il est né en Espagne, Angel Vergara, représente la Belgique, avec Luc Tuymans comme commissaire. Un exemple parmi d’autres, du côté des nations moyennes et petites, de la dissolution de l’appartenance nationale. Avec l’Égypte, le contentement aurait été le même pour une distinction de la Pologne, et de son artiste israélienne Yael Bartana (remarquable à Kassel déjà, en 2007), à prendre au second degré son assemblage de l’étoile juive et de l’aigle blanc polonais, trois films sur les activités d’un soi-disant Jewish Renaissance in Poland, appelant à un retour d’à peu près trois millions d’Ashkénazes.
Le (la) politique montre le bout du nez. Mention spéciale dès lors au couple Libia Castro [&] Olafur Olafsson pour leur parcours en gondole et le chant de la globalisation, de la perte du pays ; les vendeurs africains ou indiens, de faux sacs et autres babioles, ne contrediront pas leur film montré à la Ca’ Zenobio.
3 Pas de sestier, pas de quartier à Venise qui échappe à l’essaimage de la biennale. Record battu des participations nationales. Et que dire des innombrables événements collatéraux (qualificatif qui là n’évoque pas dommages ou dégâts). Au contraire, collectionneurs et artistes invitent et rivalisent dans les musées, les palais et les églises : Pinault et Vervoordt, des habitués, ont leur pied-à-terre propres, Grassi, Dogana, Fortuny ; la Fondation Prada, en attendant les locaux dessinés par Rem Koolhaas au sud de Milan, a investi un palais sur le Canal Grande, tout près de la Ca’ Pesaro où une très belle exposition déploie l’art exigeant (pareille attitude fait du bien dans le clinquant) de Pier Paolo Calzolari ; la Fondation Vedova a invité Anselm Kiefer, le museo Corrèr Julian Schnabel ; Jan Fabre s’est inspiré de la Pietà de Michel-Ange dans la Nuova Scuola Grande di Santa Maria della Misericordia.
Toutes choses, et la liste n’est pas exhaustive, sur lesquelles il ne sera pas inutile de revenir. Comme cette visite attachante dans l’atelier de Lawrence Carroll sur l’île de la Giudecca. Loin des yachts, comme celui d’Abramovitch, il semble que ce fût lui, sur le chemin des Giardini, à promettre la lune sur terre.