En tant que procédé d’écriture musicale, une fugue se compose d’une répétition par une voix d’un fragment mélodique exécuté préalablement par une autre voix. Dérivé du mot latin fugare (« fuir »), l’auditeur a l’impression que le thème de la fugue fuit constamment d’une voix à l’autre. Le thème du film de la réalisatrice québécoise Léa Pool, tiré du roman Une belle mort de Gil Courtemanche, parle de La dernière fugue de la vie et oppose à la fuite, une décision qui est le fruit d’un choix.
Atteint du Parkinson rigide, le patriarche septuagénaire Anatole Lévesque (Jacques Godin), jadis habitué à diriger les siens, est devenu l’enfant-problème de la famille qui n’hésite pas à abuser de la touche volume de sa télécommande pendant le repas de Noël pour goûter une dernière fois à un pouvoir depuis longtemps perdu. Face aux égarements de l’être aimé, la famille se divise en deux camps. À la tête du premier, le petit-fils Sam (Aliocha Schneider) pour qui la mort se résume à un autre coup dans une de ses nombreuses parties d’échec qui le font vibrer. Il suggère à André (Yves Jacques) qu’il vaut mieux accompagner papi dans une mort digne et heureuse, dans laquelle le cassoulet et la pêche auront leur rôle à jouer. André, fils aîné d’Anatole et dénommé par celui-ci l’artiste puisque metteur en scène et acteur dans la vie, joue dans le même camp mais avec une connaissance des profondeurs de l’âme qui lui permet de voir le trouble qui tourne autour de l’échiquier humain. Plus mature que Sam, il rejoint néanmoins son point de vue et essaie de l’expliquer à sa mère (Andrée Lachapelle), devenue au fil des années la mère, l’infirmière et la comptable de son mari malade.
Puisque dans ce film, ce sont les femmes qui font les familles, la mère peine au début à entrevoir la liberté contenue dans cette idée morbide qui la séparerait pour de bon de la personne qu’elle connaît le mieux et qui l’obligerait pour la première fois de sa vie à faire face à ses propres choix. De l’autre côté de la table, les enfants détracteurs avec Bernard, le géographe célibataire conflictuel et Géraldine, la banquière émancipée en manque d’affection. Ils veulent suivre les conseils des neurologues et respecter le déroulement classique d’une société qui essaie tant bien que mal de prolonger la durée de vie des personnes âgées, tout en s’en débarrassant en les enfermant dans une maison de retraite.
Si l’euthanasie est la toile de fond de ce huit clos tragique, le film respire à travers l’humour incisif contenu dans les conflits tranchants pendant les repas de famille. Pères et mères, frères et sœurs, fils et filles s’entretuent à coups de flots de paroles, tel un chœur grec qui débat des pours et des contres lié au destin du légume aimé à qui on ne demande son avis qu’à la toute fin. Inspiré de The Wedding d’Altman, ces scènes de repas forment une fourmilière familiale explosive et réaliste et constituent la trouvaille visuelle la plus réussie du film. Ne nous attardons pas sur les flashbacks arriérés filmés en 8mm, qui sont censées faire revivre pour le spectateur la relation problématique qu’André a eue avec son père. Cette représentation codifiée du passé, même si elle fait passer le message, est bel et bien dépassée. Ne parlons pas non plus de la musique qui souligne à outrance les émotions déjà créées par le jeu d’acteur. Oublions aussi le format numérique Sony HDCam qui, par sa facture froide et imprécise, n’arrive pas à rendre les détails croustillants d’un cassoulet bien cuisiné.
Si cette tragédie grecque, malgré ses défauts, arrive à séduire le spectateur, c’est parce qu’elle évite le mélodrame en recourant à un humour québécois qui traite l’absurdité de notre condition par un détour sympathique sans jamais faire de la vie un épisode triste. La finesse du film tient également à la justesse du regard d’Yves Jacques, dans lequel se résume le drame qui est en train de se dérouler, sans qu’il n’ait jamais besoin d’en parler.