L’école se termine. Les abonnements culturels pour l’année prochaine sont réservés. Les soldes s’annoncent faciles, aucune chemisette et aucun bermuda n’ayant été vraisemblablement vendu au Luxembourg entre le 1er mars dernier et le 30 juin, où le climat donnait plutôt envie de faire des soirées tisane au coin du feu que des après-midi Bofferding autour du barbecue.
Il ne reste plus qu’un détail à régler avant de partir faire des vacances humanitaires (au choix, cette année, relancer l’économie des pays d’Europe du Sud avec un périple gastronomique dans la péninsule ibérique, soutenir les révolutions arabes en allant faire de la plongée en Égypte ou manifester votre solidarité avec les nouvelles formes de protestation des opposants turcs en restant strictement immobile sur un transat au bord d’une piscine à Antalya). Il faut décider quel est le livre qui vous accompagnera tout l’été sur votre île déserte. Cette année encore, l’éventail est assez large, du septième volume de Game of Thrones au dernier Dan Brown en passant par les polars suédois à la mode. La différence, cette fois-ci, c’est que, si ça se trouve, vous allez partir avec votre tablette et que vous ne saurez peut-être même pas encore en partant ce que vous allez vraiment lire parmi un petit millier de bouquins qui font le voyage avec vous.
C’est le paradoxe de l’île déserte. Par le passé, les ministres ou les intellectuels se faisaient photographier chez eux, dans leur bureau, devant un mur couvert de livres, histoire de montrer combien ils étaient sérieux. Dans les revues de décoration, on trouvait toujours un ou deux livres d’art africain ou de sculpture contemporaine pour traîner sur le coin d’une table basse. Maintenant, la bibliothèque n’est plus sur la photo, elle est dans le smartphone ou la tablette et il y a fort à parier que, dans un futur proche, les étagères remplies de papier ne joueront plus que leur rôle secondaire de faire-valoir, comme ces collections d’ouvrages médicaux ou juridiques qui garnissent les murs des cabinets de certaines professions libérales. Les amateurs de science-fiction savent bien qu’il n’y a plus de papier dans le futur (les plus pessimistes prévoient qu’il n’y ait plus d’arbre, de toute façon). Tous ceux qui ont vu Superman se rappellent la décoration pour le moins minimaliste en vigueur sur la planète Krypton, où la connaissance est stockée dans des cristaux.
On n’en est pas encore tout à fait à ce stade mais, quand même, vous pouvez déjà voyager avec votre bibliothèque, voire avec la National Library pour peu que votre île déserte soit équipée du Wi-Fi. Avantage supplémentaire, personne ni dans la salle d’embarquement, ni dans l’avion, ni au bord de la piscine ne sait que vous êtes en train de lire SAS à Tombouctou (ou, plus vraisemblablement, 50 nuances de Grey). Et, en plus, à une vitesse qui prouve que vous ne vous intéressez qu’aux passages les plus croustillants.
Reste quand même un choix à faire avant de partir, si vous n’êtes pas encore équipé. Livre électronique ou tablette ? Petit ou grand écran ? Couleur ou noir et blanc ? Sur une « vraie » tablette, style iPad, il faut se rendre à l’évidence, l’expérience montre que, au bout de cinq minutes à essayer de relire À la recherche du temps perdu, on joue à Angry Birds, on regarde des photos sur Facebook ou on visionne une vidéo. La solution consistant à installer une application dédiée sur son smartphone n’est pas non plus entièrement satisfaisante. Premièrement parce que l’écran est trop petit et, ensuite, parce que cela va raviver les tensions dans le couple sur la question du rapport esthétique / pratique du porte-téléphone accroché à la ceinture. À moins d’être parti pour un safari et de disposer d’un gilet avec cartouchière, ou d’être téléporté au début des années 90 et de ressortir votre « banane », en effet, il est probable que les seules poches dont vous disposerez seront, comme à la ville, à proximité immédiate d’organes vitaux que vous ne souhaitez pas voir bombardés incessamment d’ondes électromagnétiques. Du coup, mieux vaut sans doute opter pour l’appareil spécialisé, style Kindle, qu’il y aura besoin de moins souvent recharger, dont la lecture n’est pas pénalisée par le soleil, dont le prix vous donnera moins de scrupules à le manipuler à proximité de sable ou d’eau et qui s’emporte comme un livre de poche, pour peu qu’on le dote d’une couverture appropriée.
Une fois décidé, et chargé, il ne reste plus qu’à vous souhaiter de bonnes vacances. Bonnes vacances dans un monde où vous ne ramènerez plus de sable dans le creux de la reliure de vos livres de poche. Dans un monde où vous ne retrouverez plus de vieille carte postale utilisée comme marque-page. Dans un monde où votre journal ne vous sera d’aucun secours pour chasser un moustique la nuit ou pour allumer un barbecue récalcitrant. Dans un monde où vous ne pourrez plus vous couvrir le visage avec un magazine pendant la sieste dans une chaise longue. Dans un monde où vos enfants ne vous demanderont plus quelques pages mais quelques pourcentages avant de s’endormir.