Une roulée clouée au bec, un petit bonnet sur la tête et des fringues usées – une apparence un peu je-m’en-foutiste qu’on rencontre souvent à Berlin, capitale d’adoption de l’homme en question, et qui rentre quelques minutes plus tard en conflit total avec son apparence scénique, si ses boucles d’oreille revendicatrices n’avaient pas trahi une continuité entre ces deux identités bien démarquées. Des lunettes noires posées sur le tiers avant du nez et un costard-cravate assorti duquel émerge un crâne chauve – c’est celui de Pol Sax, cinquantenaire autochtone qui a fui le grand-duché pour s’installer à Berlin où il poursuit une activité on ne saurait plus instable et qui est celle du romancier.
Les rides du visage de Pol Sax n’ont rien à voir avec celles des fonctionnaires luxembourgeois qui sont souvent le résultat d’une trentaine d’années de vie active conformiste et coincée, vécue dans et pour le système. Chez Sax, on sent une volonté de se situer en dehors du système alors qu’il atterrit à la marge, une zone fédératrice de rides qui mélangent le désespoir profond à la joie de vivre absolue. Ses incursions dans le système sont d’un côté la gastronomie, ayant été propriétaire de la Nudelfabrik à Heidelberg après y avoir accompli ses études d’allemand et de philosophie. S’ensuit une activité de barman pendant quelques années, avant de décrocher le prix Servais avec son premier roman U5, écrit à Berlin. Depuis quelques années il prépare son deuxième roman (d’Land du 29.06.2012), une histoire à multiples personnages se jouant entre Berlin et le Luxembourg, une interrogation politique sur l’espace public et les images.
Entre deux romans, Sax s’attaque à ce qu’il déteste : la poésie. Vu qu’on finit parfois à faire l’amour à ce qui nous répugne, la poésie est devenue sa maîtresse, et le Kasemattentheater le premier rendez-vous public de ces ébats illicites. Si Sax est au centre de la scène, derrière un bureau sur lequel est posé son recueil ainsi qu’une Battin, il n’est là que pour lire les titres de ses poèmes, qui sont ensuite interprétés par ses deux alter egos, Marc Limpach à sa gauche et Germain Wagner à sa droite. Les trois attaquants de cette squadra luxembourgeoise sont renforcés par un centre composé par le saxophoniste Roby Glod et une défense tenue par le batteur Al Lenners. En action, cela donne un fond sonore free jazz déclenché par un titre saxien souvent absurde sur lequel ses deux ailiers répondent par des poèmes oscillant entre minimalisme, critique sociale et référence littéraire, le tout assaisonné par une bonne dose dada, visant à chaque moment de soutirer un rire au public luxembourgeois afin d’éviter la mise en production corporelle d’une nième ride conformiste.
Le mot minimalisme est ici à prendre à la lettre : mis à part le fait que trois des cinq catégories du recueil sont restées vides (poèmes expérimentaux, poèmes intelligents, poèmes cons), nombreuses sont les pages des poèmes qui sont restées blanches ou presque. Citant pêle-mêle Gar kein Gedicht (il n’y a effectivement pas de poème en dessous du titre), Bastelgedicht (une page remplie de points pour que le lecteur puisse aspirer à sa veine de poète), Ein Gedicht das die Sache auf den Punkt bringt (un point marque la pointe du poème) ou encore Dichter auf Drogen II – eine Seite voller Koks (la cocaïne doit recouvrir une page qui est restée blanche). Parfois, une image projetée sur un des murs vient se substituer au poème, notamment dans Dichter auf Drogen III – Bunte Farben : une reproduction sérielle de Félix le Chat qui orne les pastilles aux effets hallucinogènes est projetée sur un mur, quand Marc Limpach se met à chanter le refrain de Lucy in the Sky with Diamonds, en s’appropriant ainsi l’Alice au pays des merveilles du LSD de John Lennon et de ses potes des Beatles. Les limites de la performance de Wagner et de Limpach est atteinte avec l’interprétation de der digitale Panther, une transcription en code binaire d’un poème de Rilke et donc une récitation du couple 0-1 dans toutes ses formes pendant quelques minutes. Dans la même veine, Patriotisches Gedicht III (nach G. Appollinaire) est une répétition sérielle des mots bleu blanc rouge évoluant avec la musique dans un orgasme phonétique et sonore, ou encore Naturgedicht, qui est une inclinaison de Sax devant Peregrinus Syntax, et qui a donné lieu à une accumulation de mots existants mais jamais entendus, créant à un poème où l’on y comprend strictement rien du tout mais qui sonne vraiment bien.
Que beaucoup de ces poèmes fonctionnent également comme un métadiscours sous forme de coup de massue contre une certaine tradition de la poésie sonore et visuelle allemande incarnée par le poète et prof de littérature allemand Michael Lentz, figure d’autorité en la matière, n’est compréhensible que pour les happy few. Sax parodie par exemple le formalisme de Lentz dans Patriotisches Gedicht I (nach M.Lentz) - en vomissant les trois mots schwarz, rot, gelb sur la page, alignés géométriquement par des intervalles réguliers. Mais même la négation d’une tradition ou d’un courant revient à la création d’un courant à part. La poésie décomplexée de Sax ne se veut pas élitaire mais joue avec des références desquelles il se moque. Un Sax à la marge, happé par le système ? Qu’il y ait une tendance anarchiste dans cette autodérision culminant souvent dans la négation de la poésie (Eine bessere Welt), un art qu’il est en train d’exercer, est clair, mais Sax se tient aussi aux règles imposées par une certaine tradition de la poésie pour mieux pouvoir la subvertir. C’est d’ailleurs précisément dans ce non lieu entre le respect de la règle et sa subversion au sein d’un même poème que naît l’humour saxien.
Sax touche le plus là où ses propres thèmes ressurgissent, loin des références de la poésie visuelle allemande. Dans Kreuzberg, Farbenlehre et Liebesgedicht 2, il fait rire parce qu’il dépeint le point de vue d’un citadin marginal dans sa dépendance des substances illicites pour pouvoir endurer la réalité horrifique d’un monde qu’il a décidé de regarder en face au lieu d’y interposer un masque, ce à quoi la masse conformiste se résigne les trois quarts du temps. Et il y arrive merveilleusement bien, comme si une des créatures grotesques de Georges Grosz s’était échappée d’une de ses toiles pour se mettre à composer avec des mots l’idiotie finie de l’humanité.