« Le métier a perdu un peu de sa parure, confie Frank Molitor, le président de la Chambre des notaires dans un entretien au Land. Pour le public, nous avons toujours fait partie intégrante de l’État. Nous n’étions pas préparés à un ébranlement aussi fondamental du statu quo. » Vu sous cet angle-là, l’arrêt de la Cour de justice européenne rendu mardi a été dévastateur. Les juges ont confirmé les vues de la Commission européenne pour laquelle les activités de notaire ne peuvent être qualifiées d’exercice de l’autorité de l’État. Les 36 notaires du grand-duché n’ont pas la prérogative de puissance publique – dans aucune de leur mission. Et donc, rien ne justifie que la profession soit réservée aux seuls Luxembourgeois. La condition de nationalité constitue une discrimination interdite par le droit européen. D’autres pays comme la Belgique, la France, le Portugal, l’Autriche, l’Allemagne et la Grèce ont d’ailleurs aussi été épinglés par la Cour mardi. L’avocat qui a représenté le Luxembourg, Me Jean-Jacques Lorang, est d’ailleurs d’avis que cette décision se situe dans la suite logique de la jurisprudence européenne, quitte à se poser la question si les critères retenus n’ont pas été plus politiques qu’autre chose. Car la prérogative de puissance publique dépend selon lui d’une appréciation « parfaitement subjective ».
Mais tout cela n’est pas bien dramatique, en conclut Frank Molitor, qui a analysé l’arrêt avec ses confrères luxembourgeois et européens. Le président de la Chambre des notaires estime avoir trouvé une pépite : « Si nous ne disposons pas de l’autorité publique au sens du droit communautaire, cela n’exclut pas que nous l’ayons au sens interne. Si les juges ont cru nécessaire d’insister lourdement sur ce point-là, c’est qu’ils ont voulu adresser un message clair en direction de la Commission européenne : la condition de nationalité doit sauter, mais arrêtez de vous en prendre au notariat ! » Selon lui, ses 25 homologues européens auraient également interprété l’arrêt de cette façon-là.
Ils se sentent confirmés par le paragraphe 97 de l’arrêt luxembourgeois qui dit : « Cependant, le fait que les activités notariales poursuivent des objectifs d’intérêt général, qui visent notamment à garantir la légalité et la sécurité juridique des actes conclus entre particuliers, constitue une raison impérieuse d’intérêt général qui permet de justifier d’éventuelles restrictions à l’article 43 CE découlant des spécificités propres à l’activité notariale, telles que l’encadrement dont les notaires font l’objet au travers des procédures de recrutement qui leur sont appliquées, la limitation de leur nombre et de leurs compétences territoriales ou encore leur régime de rémunération, d’indépendance, d’incompatibilités et d’inamovibilité, pour autant que ces restrictions permettent d’atteindre lesdits objectifs et sont nécessaires à cette fin. »
Une victoire dans la défaite, d’autant plus que le Luxembourg et les notaires n’en avaient pas demandé autant, selon les dires de Frank Molitor, qui admet aussi que la condition de nationalité n’était plus tenable : « La discrimination était trop flagrante ». Fini donc le protectionnisme, car, comme l’assure le président de la Chambre des notaires, « nous ne voulons pas retenir les étrangers communautaires de se présenter, nous ferons face à ce défi et je suppose que ce sera probablement un enrichissement. »
Il n’y a pas de quoi s’affoler, car « concrètement, les effets de cette jurisprudence ne se feront pas sentir avant dix, vingt ans, » précise Me Lorang. C’est un phénomène inhérent au système de numerus clausus, de nomination et d’avancement des notaires, où les remplacements se font au compte-goutte, au fur et à mesure des départs en retraite, selon leur rang, l’ancienneté et les résultats obtenus à l’examen-concours.
Une entrevue avec le ministre a eu lieu pour déterminer la marche à suivre. Car la Chambre des députés a encore un projet de loi dans ses tiroirs, déposé en février 2009, qui devait justement réorienter un peu la profession – le droit de s’associer, d’organiser les études selon les communes et non plus selon les cantons, de favoriser une meilleure spécialisation et d’une plus grande diversification dans la fonction. Après l’arrêt des juges européens, il faudra l’adapter sur d’autres points, bien plus fondamentaux encore. Le ministre souhaite s’inspirer des démarches française, belge et allemande – dont les gouvernements sont maintenant aussi obligés à se conformer au droit européen – avant de se positionner.
À titre subsidiaire, le grand-duché avait d’ailleurs fait valoir devant la Cour que « l’emploi de la langue luxembourgeoise étant nécessaire dans l’exercice des activités du notaire, la condition de nationalité en cause vise à assurer le respect de l’histoire, de la culture, de la tradition et de l’identité nationale luxembourgeoises. » Cet argument n’a donc pas convaincu la Cour, sauf qu’elle reconnaît que cet intérêt pouvait être préservé par d’autres moyens d’exclusion. Rien n’empêche que les États prévoient un test d’aptitude, un stage d’adaptation, « qui seraient de nature à assurer le haut niveau de qualification requis des notaires ». La directive n’aurait pas pour effet « d’empêcher le recrutement de notaires par concours, mais seulement de donner accès audit concours aux ressortissants des autres États membres. Une telle application serait également sans incidence sur la procédure de nomination des notaires. »
C’est le feu vert pour le Luxembourg, qui pourra renforcer son arsenal de critères de sélection des candidats à la fonction de notaire. Dans ce contexte, il est clair que la connaissance de la langue luxembourgeoise va être introduite comme un critère décisif, même si les actes posés par les notaires sont rédigés en français, allemand et anglais. La participation aux cours de droit luxembourgeois semble aussi être une des conditions pour pouvoir accéder à la fonction. Frank Molitor cite l’exemple de la Belgique qui a un examen-concours très difficile pour un nombre réduit de 90 candidatures par an. L’Espagne et l’Allemagne prévoient deux examens de l’État.
Le Luxembourg pourrait aussi envisager d’assouplir les critères de nomination selon le rang et l’ancienneté. Le rang est déterminé par la date d’obtention du diplôme des candidats au notariat. Une exception est prévue pour ceux qui ont déjà intégré la carrière parce qu’une personne plus ancienne en rang s’était désistée du poste lorsqu’elle avait été prioritaire. C’est le cas par exemple lorsqu’un candidat préfère passer la main parce que l’endroit où un poste s’est libéré ne lui convient pas. Maintenant, selon l’exposé des motifs du projet de loi à remanier, il est prévu « d’organiser davantage la fonction de notaire, et ce à l’instar des systèmes français et belge connaissant le notaire-salarié et le notaire-associé depuis un certain temps déjà ». L’idée est de faire passer les candidats, qui ont déjà travaillé pendant un certain temps sous contrat d’employé privé dans une étude de notaire, avant les autres qui devraient en principe être prioritaires, mais qui ont préféré attendre avant d’opter pour le poste voulu.
Le gouvernement peut-il aller aussi loin dans ses critères qu’il puisse obtenir le même effet d’exclusion que la condition de nationalité ? Frank Molitor réfute le reproche de protectionnisme : « Depuis que je suis à la tête de la Chambre des notaires, nous avons fait des efforts pour dépoussiérer la fonction, même si ce n’est pas toujours visible par le grand public. » Pour élaborer les conditions d’accès au métier, il s’agit de ne pas perdre de vue l’objectif majeur : garantir la sécurité juridique. Il faut donc rester dans les proportions, admet-il, et éviter des arguments chicaniers comme par exemple l’introduction d’une condition de résidence au Luxembourg. Les gardiens du droit européen ne le tolèreraient pas.