Un Parlement de 751 membres a réussi dès le premier tour à se décider clairement pour un nouveau président de la Commission européenne alors que les 28 chefs d’État et de gouvernement ont échoué lamentablement dans ce même exercice pour d’autres postes.
Il faut regarder de près les chiffres clefs du vote de mardi 15 juillet 2014 au Parlement européen pour l’élection du nouveau président de la Commission européenne. Cette assemblée qui compte 751 membres (dont 729 se sont exprimés) a enregistré 422 voix pour le candidat proposé par le Conseil, 250 contre, avec 47 abstentions (et dix bulletins non valides).
Les 422 députés qui ont voté pour Jean-Claude Juncker proviennent du PPE, du groupe des socialistes et démocrates et des libéraux dont les présidents lui ont apporté le soutien de leur groupe lors du débat au Parlement. Les verts ont affiché leur division. Mais cette majorité n’a pas fait le plein. Les socialistes ont été divisés. Les travaillistes britanniques ont refusé leur confiance au nouveau président. Les socialistes français se sont abstenus tout en se déchirant entre eux (Monsieur Moscovici et Madame Bérès) pour faire partie de la nouvelle Commission. Les Espagnols du PSOE entendent repartir à la conquête du pouvoir chez eux. Quoi de mieux que d’être dans l’opposition face à un président issu du PPE !
On se plaît à considérer ces 422 députés comme une sorte de majorité de gouvernement alors que les majorités au Parlement européen ont jusqu’ici été fluctuantes en fonction des questions. Un phénomène nouveau sur le plan institutionnel européen, induit par le nouveau pouvoir du Parlement pour l’élection du président de la Commission. C’est une avancée sur la voie d’une démocratie parlementaire au niveau européen. Le projet européen sera donc désormais autant une affaire des citoyens que des chefs !
Reste à voir si les députés européens en tireront la conséquence politique, à savoir élaborer et accepter des compromis européens sur toute la durée de la mandature plutôt que de défendre des positions nationales. Car le député européen redevable de l’électeur national pour son élection risque de préférer la position nationale plutôt qu’européenne en cas de conflit entre les deux.
Pour obtenir ces 422 voix, Monsieur Juncker a dû caresser les députés dans le sens du poil quant aux priorités politiques : croissance, lutte contre le chômage, du social bien sûr, mise en question de la toute-puissance du marché, et cetera. Tout le monde s’accorde à dire que ce sera difficile pour lui « to deliver », même s’il le veut sincèrement, surtout face au Conseil. Mais la difficulté principale sera de maintenir la cohésion de cette majorité de centre droit et gauche passablement bigarrée dans un Parlement traditionnellement peu discipliné.
L’opposition au nouveau président est sans doute aussi sinon plus bigarrée que la majorité. Il est certain que les 250 députés qui ont voté contre le nouveau président de la Commission ne constituent pas l’opposition permanente et officielle des cinq années à venir. Parmi ces 250, il y en a de toutes sortes : des eurosceptiques, des nationalistes, des populistes, des pro-européens progressistes ou conservateurs, ou simplement des députés qui n’aiment pas l’ancien Premier ministre du grand-duché.
C’est la grande diversité des opinions publiques nationales qui s’y exprime, et non une opinion publique européenne. Elle révèle les idiosyncrasies nationales et les clichés sur les autres. Mais s’y exprime aussi pour la première fois largement l’opposition au projet européen en lui-même accusé d’être le fossoyeur de la nation. Selon cette opposition, la préférence nationale doit prendre le pas sur l’intérêt européen commun. Là aussi, l’éventail va d’un patriotisme mou à un nationalisme virulent qui voit dans la coopération avec les autres une diminution nationale. Le Front national, qui est sorti premier du scrutin du 25 mai 2014 en France, n’a pas trouvé d’allié au Parlement européen pour créer un groupe politique parce qu’il va plus loin que tous les autres dans le refus de la coopération européenne. Avec ce mouvement nous revenons à la logique de XIXe siècle, où les nations se fermaient et voyaient dans les nations voisines les pires ennemis à contenir à tout prix, ce qui a mené droit à la Première Guerre mondiale.
L’approche qui consiste à renforcer les pouvoirs du Parlement européen face au Conseil est à première vue fondamentalement démocratique. Mais a-t-on vraiment réfléchi sur ce que pourrait être cette démocratie parlementaire transnationale ? Certains l’ont fait, dont en particulier les animateurs de la Commission institutionnelle du Parlement européen des dernières décennies. Mais toutes les idées préconisées n’ont pas été adoptées, ce qui explique les imperfections du système.
Si les têtes de liste européennes ont essayé de mobiliser les électeurs au-delà des frontières – ce que la communication moderne rend possible –, il n’est pas certain que cette mobilisation ait vraiment eu lieu ou qu’elle ait porté ses fruits. Monsieur Cameron ne s’est pas fait faute de rappeler à Monsieur Juncker que les opinions publiques de nombreux États membres ne le connaissent pas.
On peut répondre à Monsieur Cameron que si une sphère politique nationale n’en veut pas, les têtes de liste européennes n’ont pas de relais nationaux et tournent dans le vide.
Ensuite, il reste que tous les députés européens sont toujours élus sur le plan national et sont donc redevables de leurs électeurs nationaux. Si des députés socialistes français au Parlement européen n’ont pas voté pour Monsieur Juncker, c’est parce qu’ils ne sont pas d’accord avec la politique du président Hollande en France. Et si les travaillistes britanniques ont fait de même, c’est parce qu’ils sont élus par des électeurs eurosceptiques qui refusent le projet européen.
C’est pour éviter ce piège que les promoteurs du parlementarisme européen avaient préconisé des listes de candidats transnationales pour une partie des sièges du Parlement .
Je doute que la construction européenne soit mûre pour cette approche fédéraliste. Dans une construction institutionnelle avec deux chambres – le Conseil et le Parlement –, la balance entre les deux a jusqu’ici toujours penché du côté du Conseil, c’est-à-dire des États membres. Il n’est pas sûr que les pouvoirs croissants du Parlement européen vont dès à présent créer un nouvel équilibre.
La mode n’est plus au projet fédéraliste en Europe, comme dans les années quatre-vingts.
Jean-Claude Juncker lui-même a, depuis un certain temps déjà, donné des gages à la nation dans ses discours. Malgré tout ce que Monsieur Cameron et les eurosceptiques de tout poil affirment, JCJ n’est pas fédéraliste, tout comme Martin Schulz qui a pendant sa campagne refusé le grand soir fédéraliste pour préférer la lente évolution de l’Union européenne et le réagencement des compétences en fonction de la subsidiarité et de la proportionnalité. Le pragmatisme avant tout pour une Europe à plusieurs vitesses. Et tout le monde est bien d’accord pour dire qu’un centralisme européen ne peut pas fonctionner à 28, bientôt à 30 et plus, qu’il ne peut pas être question de construire un « super-État » européen voire les États-Unis d’Europe.
2014 est bien une année charnière dans l’évolution du projet européen, non seulement à cause de la montée en puissance du Parlement européen, mais aussi à cause de la mise en question du projet lui-même. Cette mise en question résulte autant de la molle indifférence de grandes parties des opinions publiques nationales que de l’affirmation virulente de la prééminence de la nation. On explique le manque d’intérêt des Européens pour les élections européennes par l’importance du national, le retrait sur soi-même, l’affirmation des caractéristiques nationales : la langue, la culture, la civilisation, le vivre ensemble local et régional face au global et au transnational. Faut-il dès lors « oublier l’utopie » (Karl Heinz Bohrer dans Die Zeit du 10 juillet 2014) pour se rabattre sur des alliances défensives et des traités de coopération économique, tout au plus ?
Ma conviction profonde, c’est que le projet européen, pour imparfait qu’il soit, reste pour l’Europe le seul rempart contre la renaissance d’un nationalisme agressif et dangereux. Comme Monsieur Juncker, j’entends encore résonner la voix de François Mitterrand lancer à la fin de son dernier discours au Parlement européen le 17 janvier 1995: « Le nationalisme, c’est la guerre. »
Il faut craindre le nationalisme sous toutes ses formes qui peut surgir à tout moment, au détour d’une crise, fomenté par des États à la recherche d’influence ou défendant leur pré carré. Il faut craindre les blocs fermés, protectionnistes, imposant leurs règles égoïstes à d’autres plus faibles. Il faut craindre les alliances contre nature avec des potentats lugubres sans foi ni loi. Il faut craindre la violence des armes utilisée sans vergogne pour résoudre des problèmes complexes d’ordre religieux, culturel, économique et politique.
Il paraît que les jeunes Européens d’aujourd’hui, ayant vécu en paix toute leur vie durant, n’écoutent plus cet argument fondamental pour le projet européen. Ils pensent que c’est un argument du passé. Les pauvres ! Qu’ils regardent autour d’eux, ne voient-ils pas la violence des États comme des bandes armées, proche de l’Europe autant que lointaine ?