Faut-il rejeter les livres ou les films des prédateurs, ou séparer l’œuvre de l’artiste ?

Ces monstres, auteurs de chefs-d’œuvre

d'Lëtzebuerger Land vom 14.02.2025

Emilia Pérez, le film de Jacques Audiard, a été très largement primé à ce jour (j’ajouterai que je ne l’ai pas vu, ne sais donc pas quoi en penser) : deux prix à Cannes, quatre aux Golden Globes, treize nominations aux Oscars, et le dernier week-end encore trois nouveaux prix aux Critics Choice Awards ainsi que le Goya, à Grenade, prix du meilleur film européen (j’espère ne pas m’être trompé dans ces comptes). Et attendons début mars pour savoir si les promesses des nominations aux Oscars se réaliseront ou non, maintenant que les tweets racistes, pour le moins offensants, de son actrice principale sont exposés au grand jour. Une fois de plus, la question se pose, si l’œuvre va pâtir de la conduite (assurément) scandaleuse de son auteur ou, dans le cas présent, d’une de ses interprètes. Généralement, la faute revient à des prédateurs masculins, Roman Polanski ou Woody Allen par exemple. Cette fois, il est question d’une femme transgenre, ce qui ne change rien à l’ignominie de ses propos. Côté masculin, il semble que seul un président américain échappe à l’opprobre.

Le qualificatif de monstre, notre titre l’emprunte au livre d’une critique américaine, Claire Dederer, dont la traduction est parue récemment chez Grasset (Les Monstres, Séparer l’œuvre de l’artiste ?). C’est un livre très américain : Le mouvement dont il s’agit y a son origine, mais surtout, de façon plus intéressante, la part de subjectivité qui y abonde, dans le choix des exemples, jusque dans la conclusion de l’autrice. Partant de son alcoolisme et de sa rédemption pour aboutir au salut de telles œuvres par l’amour de celles et de ceux qui y adhèrent, l’amour ne reposant pas sur un jugement, argumente-t-elle, mais sur la décision justement de mettre de côté tout jugement. En plus, à l’en croire, et pour nous dédouaner, l’art que l’on consomme ne fait pas de vous une bonne ou une mauvaise personne.

Attitude qu’on ne partage guère dans une perspective européenne, et ce n’est pas tellement l’amour non plus qui fait le chef-d’œuvre. On peut aimer tels petits maîtres et rester insensible à des génies tout en reconnaissant leur rang. Alors, comment faire dans le cas des monstres ?

On a toujours continué à lire et à apprécier la poésie amoureuse de Goethe, bien qu’il ait plaqué Friederike, un cas bénin dira-t-on. On a de même étudié les propos de Rousseau sur l’éducation, bien qu’il ait placé ses enfants. Villon, Caravage, et ce ne sont que deux exemples, on les vénère, ils ont dû fuir de Paris et de Rome, sans doute pour cause de meurtre. Paradoxalement, dans le passé où l’habitude voulait qu’on rattache l’œuvre à son auteur, et trouve son explication dans la biographie, on en a fait fi dans la réception. Pour un jugement moral, seule l’œuvre entrait en ligne de compte, encore à la fin du dix-neuvième siècle, Baudelaire et Flaubert furent condamnés pour leurs vers, pour leur roman, personne à l’époque ne s’est offusqué des tableaux de Gauguin par rapport à son comportement dans le soi-disant paradis tahitien, vivant là d’extase, de calme et d’art.

Carrément, dans le milieu du vingtième siècle, dans la foulée des sciences humaines, de la linguistique avant tout, il y eut d’un coup séparation de l’œuvre et de son auteur, attribuant à la première une autonomie, contre toute adéquation lansonienne. Pour l’étudiant, à l’époque, combien il fut plus enrichissant, plus excitant, de suivre Roland Barthes dans ses rares pages sur Racine que de plonger dans la somme sorbonnarde de Raymond Picard. La querelle de la nouvelle critique, pour d’aucuns nouvelle imposture, s’avéra passionnante.

La critique, la théorie littéraire ou autre, ont beaucoup de voies. Avec le changement idéologique global aujourd’hui, une plus grande attention de moralité, nous dira-t-on, la biographie (re)vient primer sur l’œuvre et la méchante conduite de son auteur l’entraînera inéluctablement dans le rejet, dans l’abîme. Claire Dederer a dans son livre cet intéressant constat que l’œuvre d’art est la rencontre de deux biographies : celle de l’artiste, qui peut transformer l’expérience de l’œuvre ; celle de la personne dans le public, qui peut influer sur sa perception de l’œuvre. Une sorte de dialogue donc, voire une confrontation. Toutefois, ça ne paraît pas suffisant ; il faut l’élargir, en faire un trialogue. Ouvert à cet autre moi évoqué par Proust dans son Contre Sainte-Beuve, autre « que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Jusque dans les pires d’entre eux ?

Lucien Kayser
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