Les photos documentaires très sobres semblent extrêmement distantes, sans effet de style pour rechercher l’émotion : un bâtiment administratif daté à la façade en tôle amochée, un parking désertique à rase campagne. C’est un lisant les textes qui les accompagnent que s’ouvre un abîme : Tout ne va pas bien dans ces paysages à l’apparence paisible. Le bâtiment est le siège de France Télécom/Orange à Mérignac. Remy Louvradoux s’y est immolé par le feu le 26 avril 2011. Triste ironie de l’histoire : Il était lui-même préventeur dans la boîte alors en pleine restructuration et devait en principe aider à éviter les suicides au travail – mais avait été placardisé dans un bureau sans fenêtre, sans ordinateur ni téléphone. Le parking sur l’autre photo est l’endroit où Éric C. s’est immolé par le feu, le 14 mai 2011. Croulant sous la charge de travail croissante au sein d’EDF-Suez, pour laquelle il travaillait depuis 25 ans, il n’a plus vu d’autre issue que ce geste désespéré. Il a survécu mais son acte n’aura servi à rien.
Ces photos, issues de la série Le grand incendie de Samuel Bollendorff, font partie de l’exposition Faits divers – Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse qui a actuellement lieu au Mac/Val à Vitry près de Paris. À quelques pas est accrochée la série de vidéos du duo franco-belgo-luxembourgeois Brognon-Rollin, Ejection Tie Club (2021) : Elles montrent des hommes qui se nouent une cravate sombre sur une chemise blanche. Ces cravates sont offertes aux pilotes d’avion par le fabricant de sièges éjectables Martin Baker lorsqu’ils ont survécu à un accident grâce à l’activation de leur siège éjectable.
« Toute œuvre d’art est un crime non perpétré », écrivit Theodor W. Adorno dans son Minimalia Moralia (1951) et cette exposition panorama réunissant des œuvres de quelque 80 artistes ainsi que de véritables pièces à conviction de crimes réels (comme ce livre de « recettes » dans lequel le meurtrier Henri-Désiré Landru consigna les meurtres de onze femmes entre 1916 et 1919) montée par le directeur du Mac/Val Nicolas Surlapierre avec l’historien de l’art Vincent Lavoie croise sans cesse la fiction et la réalité, la frayeur des meurtres, crimes ou suicides et la fascination qu’ils exercent sur les artistes et le public. Dès le XVIe siècle, de petits fascicules appelés Canards sanglants colportèrent ces histoires sous forme de brefs récits épouvantables, récits qui allaient intégrer plus tard la presse imprimée sous le titre de « faits divers ».
Le sémiologue Roland Barthes en donne quelques clés de lecture dans son texte « Structure du fait divers », publié en 1964 dans Essais critiques : « Voici un assassinat : s’il est politique, c’est une information, s’il ne l’est pas, c’est un fait divers ». Et, plus loin : « Le fait divers nous dit que l’homme est toujours relié à autre chose, que la nature est pleine d’échos, de rapports et de mouvements ». Ou encore : « Le fait divers est un art de masse : son rôle est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine l’ambiguïté du rationnel et de l’irrationel, de l’intelligible et de l’insondable. » Ou encore, dernier extrait : « Il est vrai que le fait divers est littérature, même si cette littérature est réputée mauvaise ».
Jérôme Quiqueret s’est forcément posé la question du statut (littérature ou pas ?) de son livre Tout devait disparaître – Histoire véridique d’un double meurtre commis à Esch-sur-Alzette à la fin de l’été 1910 (Capybara, 2022). Historien de formation, journaliste de profession, Quiqueret a passé dix ans dans les archives à rechercher l’affaire du double meurtre du couple Françoise et Henri Kayser-Paulus, le 14 septembre 1910 à Esch, rue d’Audun. Dix années durant lesquelles il a forcément eu des doutes sur cette entreprise et l’œuvre finale, la qualité littéraire du texte et l’intérêt que lui porterait d’abord un potentiel éditeur, puis les milieux respectifs des historiens et littéraires, et en dernier le public. La réception fut enthousiaste : non seulement l’historien français Philippe Artières lui écrivit-il une belle préface mettant en perspective ce kaléidoscope haletant où s’entremêlent enquête policière et description méticuleuse d’un milieu socio-politique à l’époque glorieuse de l’industrie sidérurgique à Esch-sur-Alzette. Mais en plus, les critiques furent dithyrambiques, le jury de la Fondation Servais le désigna lauréat du prestigieux prix en 2023 (non sans discussions au sein du jury et lors de l’annonce) et Capybara en est à sa cinquième édition, après en avoir vendu presque 2 000 exemplaires – ce qui est beaucoup au Luxembourg.
Fort de ce succès, ayant acquis une certaine confiance quant à la pertinence de sa démarche, Jérôme Quiqueret s’est remis à la tâche. Nous nous retrouvons pour un rendez-vous au plateau du Saint-Esprit, entre les Archives nationales et la Cité judiciaire. « C’est dans les archives de Justice qu’on retrouve les gens normaux », dit-il, et : « T’ouvres un truc (par exemple, une boîte d’archives) et ça peut aller dans tous les sens ». Si son premier livre était dédié au monde ouvrier, à l’industrialisation, au racisme ordinaire contre ceux et celles qui venaient au Luxembourg pour travailler et aux luttes idéologiques farouches entre la gauche progressiste et la droite conservatrice, le prochain fera un petit saut historique en arrière, jusqu’à la fin du XIXe siècle et un petit saut géographique jusque dans un village à la périphérie de la capitale. Il est en train de suivre le fil d’une enquête pour féminicide. Cette fois, il s’intéresse donc plutôt au monde rural, à la période de l’émigration du Luxembourg, à la place de la femme aussi. « Le fait divers est pour moi le contexte qui me permet de faire une flânerie dans une époque. »
Alors que le journalisme tente de décrire, d’analyser et d’expliquer son époque contemporaine, le recul historique des histoires d’archives permet bien sûr de mieux voir les liens entre les éléments d’une histoire et d’accéder à tous les documents. La loi de 2018 sur les archives impose un délai de cinquante ans aux affaires juridiques, et les archives de la justice de 1900 à 1940 sont entièrement inventoriées grâce notamment au projet HistJust (Histoire de la Justice) du C2DH de l’Université du Luxembourg. « À travers ces documents historiques, je peux accéder à cette époque », raconte encore Jérôme Quiqueret, qui veut être « le porte-parole d’une voix qui ne se fait pas entendre ». Les documents lui permettent de retrouver des personnages, de parler de l’humain, des acteurs de l’histoire qui sont souvent les oubliés de l’historiographie officielle. Il a un grand respect pour les « petites gens », les couches populaires et leur sort qui sont souvent instrumentalisés par le pouvoir et les médias à travers les faits divers : un meurtre sert à stigmatiser les immigrés érigés en coupables idéaux, une agression est vite vue comme le fait d’un groupe social. Le schéma est le même depuis toujours.
Loïc Tanson et Frederic Zeimet ont ressenti la même fascination pour le fait divers historique et en ont fait une mini-série télévisée de quatre épisodes, Marginal, qui sera diffusée à partir de fin février sur la chaîne de télévision nationale RTL Tele Lëtzebuerg, avec une deuxième saison dont le tournage est prévu cet été et la diffusion en 2026. D’ailleurs, Jérôme Quiqueret y collabore en tant que conseiller. « C’est un article de l’historienne, chercheuse au C2DH Nina Janz1 qui m’a rendu attentif aux procès judiciaires historiques », raconte le scénariste Frederic Zeimet. Il s’est alors jeté corps et âme dans ces archives, et, lorsque RTL et le Film Fund ont lancé leur appel à idées pour la production d’une nouvelle série télévisée, il a vite trouvé des partenaires enthousiastes en Loïc Tanson pour réaliser un tel projet et en Claude Waringo de Samsa pour le produire. Leur idée a fait l’unanimité. En un premier temps, Zeimet a sélectionné entre 25 et trente cas marquants parmi ces histoires, avant de les réduire à quatre s’étirant sur la période 1902-1910. Ces cas sont représentatifs des faits de société de l’époque et ont tous en commun d’avoir des figures centrales poussées à la marge par la société – d’où le nom de la série. « Et une fois à la marge, c’est difficile de retrouver son chemin vers la société. »
« Ce qui m’a vraiment frappé, ce sont les parallèles qu’on peut tirer entre l’époque d’il y a cent ans et aujourd’hui, constate Loïc Tanson : le progrès est extrêmement lent ». Les marginaux existent toujours, les étrangers sont souvent stigmatisés comme coupables idéaux, sans parler de la dévalorisation des femmes ou des personnes homosexuelles. Comme Quiqueret, le duo Tanson/Zeimet raconte les évolutions politiques et sociétales, tout comme celle de la mise en place d’un système judiciaire encore embryonnaire, à travers leurs personnages. « Ces personnages ont une vie, et j’ai fait en sorte que cette vie soit intéressante pour le public d’aujourd’hui », promet Zeimet.
Loïc Tanson quant à lui avait pour charge principale de trouver une esthétique qui corresponde à ces récits politiques et moraux. Il a choisi de tourner en un noir et blanc très saturé, inspiré du film noir « et un peu de Buster Keaton », avec une langue historique « sans toutefois aller jusqu’à la langue artificielle inventée pour Laif a Séil » (son long-métrage sorti en 2023). Pour les deux hommes, c’est évident : « Il y a tellement de choses dans ces cas qui font écho à aujourd’hui, le public va certainement faire lui-même ces parallèles en regardant ».
Steve Remesch signerait sans doute cette affirmation des deux mains. Lui aussi a plongé dans les archives eluxemburgensia, lui aussi en a tiré des cas particulièrement marquants, dont le meurtre lugubre de Franz Pommerelle, un jeune homme de seulement seize ans, retrouvé assassiné de manière sanguinaire le 7 juillet 1906 dans la vallée de la Pétrusse. Ce cas, qui est également relaté de manière romancée dans Marginal, est au centre de la première saison d’un podcast de true crime appelé Meng däischter Heemecht, recherché par Remesch, qui le raconte avec sa consœur journaliste Sabrina Backes et qui fut diffusé en neuf épisodes en janvier sur wort.lu et sur les plateformes de podcasts (où il reste disponible). « Nous avons d’excellents taux d’écoute pour un podcast luxembourgeois », se réjouit Steve Remesch, et, en montrant l’écran d’une application sur son portable : « et regarde : le taux reste élevé, les gens n’éteignent pas après quelques minutes mais continuent à suivre l’histoire ».
Le rendez-vous avec Steve Remesch a lieu dans le quartier de la gare centrale à Luxembourg-ville, forcément. C’est depuis presque 25 ans un des points centraux de son travail en tant que journaliste-reporteur de la rubrique locale – ou « faits divers » – du Luxemburger Wort. Remesch est un homme de terrain, qui sort dans la nuit des quartiers mal famés, des accidents et des crimes. « C’est essentiel pour moi, parce que c’est la seule manière de comprendre cette société », dit-il. Il côtoie les forces de l’ordre comme les petites frappes, a observé la mafia nigériane durant longtemps et s’est intéressé au « milieu islamiste » au Luxembourg2, il parle aux commerçants et aux habitantes, mais insiste qu’il veut toujours faire preuve d’empathie pour les uns et les autres et de ne pas juger de manière prématurée. La question qui s’impose est donc : La criminalité a-t-elle empiré à Luxembourg-ville ? Sa réponse est aussi rapide qu’évidente : « Non ! Je ne crois pas que ce soit le cas. Le Luxembourg a toujours eu un côté sombre ! » Que ce soit à ses débuts il y a un quart de siècle ou lors de l’affaire Pommerelle il y a plus d’un siècle.
Mais d’où vient cette fascination pour le fait divers ? Dans le cas de Steve Remesch, elle remonte à son enfance : Né en 1978 à Sandweiler, il y passe une enfance tranquille « avec vue sur la prison de Schrassig » (qui a été inaugurée en 1984) et dit se souvenir des patrouilles de police en nombre qu’il a observées ce jour de l’été 1985, lorsque la « bande de Waldbillig » a cambriolé la banque Bil à Luxembourg-Ville, tuant un policier de sang froid3. « Enfant, je rêvais de devenir détective et je connaissais tous les grands cas de criminalité du pays par cœur », se remémore-t-il. Comme tout le pays à l’époque, il écouta les chroniques judiciaires du samedi midi quinze sur Radio Lëtzebuerg, puis commença en tant que lycéen déjà à collaborer à feu radio DNR, puis, après des études de journalisme, rejoignit la rédaction en-ligne du groupe Saint-Paul avant de changer pour le Wort. Bien qu’il ait été sur beaucoup de lieux de crime et d’accident, il se défend : « Ce n’est pas du tout du voyeurisme, ce que je fais », mais qu’il veut informer, dans le respect de tous les intervenants. « Avec le temps, concède-t-il, j’ai appris à savoir d’avance quel sujet sera utilisé par quel groupe d’intérêts » pour essayer d’en faire un outil de pression politique.
Roland Barthes décrit cette « zone ambiguë » entre causalité et coïncidence dans laquelle navigue le fait divers comme une zone « où l’événement est pleinement vécu comme un signe dont le contenu est cependant incertain ». On pourrait le raccourcir ainsi : Un féminicide seul est effroyable, plusieurs féminicides au cours d’une année deviennent un fait de société, où les uns verront la cause dans une cruauté gratuite des prédateurs et d’autres dans le comportement déplacé ou les vêtements provocateurs des victimes.