S’agissant de politique discographique, notre Philharmonique s’est fait un nom sur la scène internationale en gravant des pages oubliées de maîtres sous-estimés. Ce qui ne l’empêche pas d’emprunter à l’occasion la voie royale du mainstream, en abordant des chefs-d’œuvre immarcescibles des grands compositeurs. Ainsi, c’est à une rencontre au sommet que nous convie l’OPL avec l’enregistrement, dans la superbe acoustique de la Philharmonie, de La Mer, premier volet d’une intégrale des œuvres pour orchestre de Claude Debussy.
« Me revoici avec ma vieille amie la mer, c’est vraiment la chose de la nature qui vous remet le mieux en place », note le compositeur en villégiature à Dieppe. Lorsqu’on entend l’allant confondant avec lequel nos musiciens parlent le langage debussyste, on se dit que cette partition exerce sur eux le même effet revigorant : celui d’un bain de jouvence. Debussy souhaitait que sa Mer soit « belle et délicate » ? La lecture d’Emmanuel Krivine rend pleinement justice à cet idéal du créateur, tant le maestro y démontre abondamment son don rare, celui de phraser les lignes mélodiques avec autant de rigueur analytique que d’élégance. Évitant l’écueil d’un sentimentalisme débridé, affichant au contraire un sens aigu de la forme en même temps qu’un souci pointilleux de la nuance et une attention soutenue à l’unité organique de cette « biologie sonore », le capitaine Krivine, nimbé de l’autorité que confère la maîtrise goethéenne de la maturité, conduit le trois-mâts luxembourgeois contre vents et marées avec une poigne qui en impose.
Nul doute, le chef grenoblois connaît chaque recoin de l’œuvre phare de son compatriote. Étagement des plans sonores, décomposition des motifs, progression dynamique qui ne cesse d’enfler jusqu’au coup de timbale final fortissimo, miroitement des vagues, reflets du soleil sur la mer scintillante : tout est détaillé à la faveur d’une approche dont le pointillisme « objectiviste » est en adéquation avec le jaillissement ininterrompu qu’implique la conjonction inédite d’une forme « ouverte » et d’un développement symphonique. Cette manière très fouillée pour ne pas dire « boulézienne » sied tout à fait à une Mer que son auteur souhaitait non seulement « belle et délicate », mais encore « innombrable et finement diverse ».
Et que dire d’Images, l’autre triptyque qui complète le programme de ce CD, sinon que cet ouvrage s’avère être, lui aussi, une somptueuse fête sonore. Dans le premier volet (Gigues), loin de se contenter d’un chromo impressionniste évoquant l’Écosse, le patron de l’OPL se livre à la peinture d’un homme au cœur blessé. Triptyque à l’intérieur du triptyque, le deuxième volet (Iberia) est « un concentré d’Espagne plus vrai que nature » (Harry Halbreich), dont l’épisode central (Les Parfums de la nuit) avait « étreint jusqu’aux larmes » un certain Maurice Ravel, l’un des rares à avoir pris d’emblée la mesure de la modernité révolutionnaire de l’œuvre.
Le chef en restitue l’atmosphère pénétrante grâce à une vision acérée et néanmoins poétique, aussi obstinée dans sa volonté de clarification que dans sa densité narrative. Images s’achève par Rondes de printemps, un tableau « à la française », d’une poésie aussi charmeuse que délicate, empreint, comme dit Louis Laloy, de « la grâce vaporeuse et cependant précise d’un paysage de Corot ». En maître ès alchimie de couleurs et d’harmonies, Krivine insuffle vie à ces tableaux avec le concours de solistes rompus à la musique française et qui brillent de mille attraits (le hautbois d’amour dans le premier tableau, le cor du deuxième tableau, le violon solo du troisième).
L’art debussyste, fait d’allusions, est ici saisi à la racine, débarbouillé de la gangue qui s’y est accumulée au fil du temps. Du très, très grand art : celui d’un chef de grande classe et d’une phalange qui en veut. Voilà un compact comme on les aime, exempt d’effets, mais bourré à ras bord de fragrances capiteuses qui vous transportent sur un océan de bonheur. À se procurer sans tarder.