C'est un album de poèmes et des poèmes en photographies. Le photographe dit le sublime que recèle le réel. Il cherche à dire, à lire cette transcendance que couve l'immanence. Il y a dans le visible de quoi faire révélation de l'invisible. Telle est la leçon du livre d'André Janssens et de Jean Sorrente.
Je pense à cet après-midi passé avec Jean Sorrente et Félix Molitor. Nous avons parlé d'écrins, de château, de lointaines abbayes. Personne n'était dupe: nous n'avons parlé que de textes et de silence. Personne n'était gêné par ces longs silences que nous observions (dans tous les sens du mot). Ainsi donc, parlant de constructions, le poète ne parle que de sa propre construction. Tout château, tout habitat est aussi figuration de cette construction, de cet habitat qu'est le poème. L'abbaye est l'abbaye: celle de Port Royal des Champs mais aussi autre chose qu'une abbaye: une autofiguration. C'est pour cela que la dernière photographie représente deux panneaux: sur celui de droite, on peut lire "Abbaye de Port-Royal des champs" ; sur celui de gauche: "Voie privée, sans issue". Ainsi donc, quand les poètes entrent dans une abbaye, ils n'ouvrent aucune voie sinon celle qui mène au poème. Je songe aussi à ce matin auprès de cette grande poétesse dans l'abbaye d'Echternach. Un jour, je raconterai où elle (José Ensch) racontera l'effroi de ce que nous vîmes.
Chez Jean Sorrente, tout commence par un émerveillement pérenne: "Vous vous dites que c'est la troisième fois que vous faites le voyage, vous vous dites que la dernière sera la bonne, qu'à la perplexité succédera l'évidence, que vous ôterez le voile". Mais le voile persiste et je soupçonne le poète de ne pas chercher à le lever. Peut-être parce que les choses ont besoin de détours, que ce détour soit l'estampe de Nicolas Bocquet, la marche à pied c'est-à-dire le cheminement ou le sublime des photographies d'André Janssens. Il y a le poème et il y a ce qui le nourrit: la fondation. Le poème se nourrit de choses venues de jadis et de naguère qu'il cache et révèle: "Vous voici de plain-pied au milieu du sanctuaire : des ruines, des soubassements, d'anciennes coulisses". Et le réel mime le poétique comme la ville de Delft mimant la Vue de Delft de Vermeer ou comme Honfleur mimant le texte de Baudelaire: "la nature convoquée pour mimer l'abbaye, l'intimité de l'oraison, même le grand bassin en forme de croix latine, l'écrin de Port-Royal ramassé dans l'or...".
Un écrin écrit Jean Sorrente. Le mot est récurrent sous la plume du poète. Qu'est-ce qu'un écrin? Cela qui dissimule, cela qui a une aptitude à la révélation. L'écrin est aussi souvenir du berceau et préfiguration du seuil. Il y a de l'effroi à voir un écrin, à en parler. L'austérité protestante des lieux, dont l'équivalent catholique serait la sévérité cistercienne, se mue en respiration, en inspiration "singulièrement lyrique". L'abbaye est lyrique. Soit. Mais l'abbaye ici n'est pas l'abbaye; c'est le poème. L'abbaye est révélation, épiphanie de l'espace intérieur: "et en effet ce que cèlent les apparences se découvre comme l'intériorité que défendait la clôture, que répète encore l'encaissement de la vallée dans son amphithéâtre de verdure, cette intériorité transfusée dans l'extériorité des ruines, mais comme si la contemplation se repliait sur elle-même, et donc comme si elle se contemplait".
Que le poème ait à contempler intransitivement, telle est la posture poétique aujourd'hui. Nous sommes loin de l'époque heureuse où le poète contemplait le ciel, le lac, la mer, le désert. Époque heureuse car sans ce vertige incommensurable, sans cet effroi infinitésimal de la contemplation sans objet. La beauté a trait à la perdition. Et j'en trouve confirmation chez Jean Sorrente: "Heureuse réminiscence plotinienne et aussi soupçon de quiétisme, alors que Port-Royal et son jansénisme semblaient autrement mystiques. Voire! N'est-ce pas pourtant la contemplation qui révèle l'insigne fondement du nihilisme que voici, les mouvants sédiments, informes et inachevés, des ruines". Un jour, il faudrait refaire la lecture des grands mystiques de toutes confessions pour dire cette rhétorique qui sous-tend leurs oeuvres et à quoi Jean Sorrente fait allusion.
Jean Sorrente (texte) et André Janssens (photos): Port-Royal; éditions Phi; 2002 ; ISBN : 2-87962-145-3.