Comme ses homologues dans le monde, la Banque Centrale Européenne est soucieuse de prouver la pertinence de ses mesures et publie régulièrement des travaux académiques sur leur impact.
Depuis que la BCE mène une politique monétaire accommodante, les recherches portent principalement sur l’évaluation de ses effets sur le crédit, la consommation, l’investissement et la production des entreprises. Aussi le document publié mi-juillet1 a-t-il surpris en se situant sur un terrain inattendu, celui des inégalités de revenus et de patrimoines entre les ménages.
Le thème est sensible, surtout dans des pays comme l’Allemagne où les commentateurs font observer depuis plusieurs années qu’une réduction prolongée des taux directeurs génère une perte de revenu pour les épargnants percevant des intérêts (et pour les retraités) tout en bénéficiant aux détenteurs d’actifs financiers et réels dont les prix ont tendance à augmenter.
Or, après avoir compilé un grand nombre de travaux théoriques et empiriques, dont certains très récents, les auteurs du rapport parviennent à la conclusion que la politique monétaire menée depuis 2008 par la BCE a eu des effets redistributifs sur les revenus et les patrimoines des ménages de la zone euro : plus clairement elle a provoqué une réduction, modeste mais bien réelle, des inégalités.
Pour comprendre comment, il faut distinguer deux « canaux de transmission », qui se combinent eux-mêmes à deux types de politique monétaire :
La politique monétaire « standard » ou classique consiste à agir par les taux d’intérêt. En l’espèce les trois taux directeurs de la BCE sont à un niveau historiquement bas et devraient le rester jusqu’en 2019 selon les déclarations de Mario Draghi le 26 juillet. En particulier le taux principal appelé « refi » est nul depuis mars 2016.
L’évolution des taux impacte directement les revenus financiers des personnes touchant de près ou de loin des intérêts, ainsi que les charges de remboursement de celles qui sont endettées, surtout à taux variable.
Au niveau de l’ensemble de la zone euro, l’effet redistributif direct tient au fait qu’avec la baisse des taux, l’allègement de la dette pèse plus que la diminution des intérêts perçus, car il bénéficie à des ménages à la fois plus nombreux et plus modestes.
Mais la structure des actifs et des passifs des ménages varie selon les pays. En Espagne, où 35 pour cent des ménages détiennent un emprunt immobilier (dans huit cas sur dix, à taux variable), on profite davantage d’une baisse des taux qu’en Allemagne, où seulement 20,4 pour cent des gens sont endettés (dans neuf cas sur dix à taux fixe). L’impact varie aussi selon l’âge du « chef de ménage » avec un pic d’endettement entre 35 et 44 ans dans la zone euro, une tranche d’âge où la moitié des emprunts sont à taux révisable.
L’effet indirect est plus compliqué à mesurer, en raison des nombreux mécanismes en jeu. Ainsi, la politique fiscale va-t-elle réagir à une baisse des taux, qui allège l’endettement des États ? N’y aura-t-il aucun changement, ou va-t-on en profiter pour accroître les transferts sociaux, ou encore pour alléger les impôts ? L’essentiel de l’effet indirect est issu du quantitative easing (QE), ce dispositif de rachat d’actifs publics et privés lancé par la BCE en 2015, qui lui a déjà permis d’injecter 2 600 milliards d’euros et qui prendra fin en décembre 2018.
Une analyse axée sur les quatre plus grands pays de la zone euro (Allemagne, France, Italie, Espagne) a montré que ce programme, qui relève d’une politique monétaire « non-standard », a bien entraîné une réduction de l’inégalité des revenus. Grâce à l’abondance des liquidités, les facilités de crédit accordées aux ménages (pour leur consommation courante mais surtout pour les achats immobiliers) comme aux entreprises (pour leurs investissements) conduisent à une augmentation de la production avec un impact favorable sur l’emploi et les salaires, ce qui induit une hausse de la demande globale et ainsi de suite.
Si globalement l’effet indirect est positif comme on le voit au niveau de la consommation (lire encadré), il varie naturellement selon les pays et selon la situation des ménages (structure et niveau du revenu et du patrimoine, taux de chômage, âge). Dans la zone euro, il a permis une réduction des inégalités, car la baisse du chômage et l’augmentation des salaires ont davantage touché, proportionnellement, les ménages modestes.
Comme il concerne davantage de personnes, l’effet indirect d’une politique monétaire accommodante est quantitativement plus important que l’effet direct, ce que confirment les conclusions des analyses théoriques les plus récentes. Mais l’effet global ne suscite pas l’enthousiasme des chercheurs, qui s’attendaient probablement à des résultats plus significatifs en termes de réduction des écarts.
« Dans l’ensemble, nous constatons que la politique monétaire de ces dernières années a profité à la plupart des ménages », concluent-ils, en ajoutant pourtant qu’elle « n’a pas contribué à une augmentation des inégalités de patrimoine, de revenu ou de consommation ». Manière discrète de reconnaître leur déception.
Effets sur la consommation
La BCE s’intéresse à la manière dont ses mesures de politique monétaire se propagent à la consommation.
Des calculs récents montrent qu’après un délai de quelques mois une baisse d’un pour cent du principal taux directeur de la BCE se traduit par une augmentation de 0,14 pour cent de la consommation des ménages. L’essentiel de cette hausse (60 pour cent) est imputable à l’effet indirect de la politique monétaire sur le revenu, surtout celui des ménages les plus modestes.
Trois catégories de ménages méritent d’être distinguées. La première est celle des ménages en situation précaire (hand-to-mouth en anglais) qui dépensent la quasi-intégralité de leurs revenus réguliers. Comme ils ne possèdent pas, ou peu, d’avoirs liquides, leur consommation se montre très sensible à des changements mineurs et temporaires du revenu, à la hausse ou à la baisse. Cette catégorie, qui pèse 10,7 pour cent de la population de la zone euro et dix pour cent de sa consommation totale, échappe largement aux effets directs d’une politique monétaire accommodante. Mais elle bénéficie à plein des effets indirects, par l’amélioration de l’emploi et des salaires, avec un fort impact sur sa consommation. Une baisse de un pour cent du principal taux directeur provoque une hausse de 0,51 pour cent de ses dépenses.
La deuxième est composée de ménages à revenus modestes, mais qui détiennent des actifs liquides suffisants pour qu’ils puissent grâce à eux lisser leurs dépenses (et notamment éviter de les ajuster à la baisse). Ce groupe représente 13,3 pour cent de la population et 19 pour cent de la consommation. Avec une politique monétaire expansionniste, il subit un manque à gagner dû à la baisse du rendement de son épargne, qu’il a même tendance à réduire, mais, étant plus fréquemment endetté que les « précaires », sa charge de remboursement s’en trouve allégée (taux variable ou taux fixe renégocié). Ces effets directs se compensent, de sorte que c’est l’effet indirect, également positif, qui pèse le plus mais avec un impact global sur la consommation proportionnellement moindre : + 0,33 pour cent si les taux baissent d’un pour cent.
Le reste de la population (76 pour cent du total des ménages, et 71 pour cent de la consommation) voit ses dépenses augmenter de seulement 0,14 pour cent en cas de baisse d’un pour cent du taux principal. Dans ce groupe l’effet direct est prépondérant, en raison du montant moyen de son patrimoine net (266 000 euros par ménage, dont 14,4 pour cent en liquidités), mais aussi de son niveau d’endettement.
Au final il existe bien une réduction des inégalités de consommation, puisque celle des plus précaires augmente 3,7 fois plus que celle des plus aisés pour un même « choc de taux ». Contrairement aux effets directs, où certains ménages peuvent perdre ou ne rien gagner, les effets indirects sont bénéfiques pour tous, quoique à des degrés divers, car l’assouplissement de la politique monétaire se traduit par une amélioration de la situation économique qui profite à tout le monde. Ainsi, même des ménages qui subissent un manque à gagner financier bénéficient de l’augmentation des revenus salariaux et accroissent au bout du compte leurs dépenses totales. gc