Le 19 juin, lors d’un sommet bilatéral tenu au château de Meseberg au nord de Berlin, le président français Emmanuel Macron et son ministre de l’économie Bruno Le Maire ont arraché au gouvernement allemand un accord politique sur la réforme de la zone euro, avec comme point central la mise en place d’un budget commun. « Je veux que nous puissions avancer par temps calme », a déclaré à cette occasion M. Macron, pour répondre à tous ceux qui estiment qu’avec la croissance retrouvée, la zone euro n’a pas besoin de réformes.
Mais dix jours plus tard, lors du Conseil européen à Bruxelles, ce fut une tout autre affaire de faire adopter par les 17 autres membres de la zone euro la « feuille de route » écrite par la France et l’Allemagne. Il a seulement été mentionné que l’euro-groupe (réunion des ministres des finances de la zone) « examinera de manière plus approfondie toutes les questions mentionnées dans la lettre ». Justement, son président, le Portugais Mario Centeno, qui a évoqué le lancement d’une réflexion sur un budget commun, avait reçu entretemps du ministre néerlandais Wopke Hoekstra un message pointant « les larges divergences existant sur la nécessité d’un budget de l’euro-zone ». Selon lui, de nombreux autres pays partagent ses réticences (Luxembourg, Belgique, Irlande, Autriche, Suède, Finlande, Estonie, Lettonie), en défendant en réalité la même position que l’Allemagne jusqu’à la mi-juin, à savoir le refus que les contribuables des pays les plus vertueux paient pour les « mauvais élèves », parmi lesquels figurent notamment la France et l’Italie.
Il existe déjà, au niveau des 28 membres de l’UE, un budget commun. Mais, doté de seulement 160 milliards d’euros en 2018, il ne représente que 1,04 pour cent du PIB des pays de l’Union. Il ne ressemble pas aux budgets nationaux et ne s’y substitue pas. Sur le même modèle, le futur budget de la zone euro serait une sorte de pot commun aux allures de « fonds spécialisé ». Pour quoi faire ?
Son premier objectif serait de « promouvoir la compétitivité et la convergence dans la zone euro » par des investissements dans « l’innovation et le capital humain » (notamment la formation, déficiente dans plusieurs pays). Les sommes mobilisées pourraient compléter les dépenses nationales, mais n’auraient normalement pas vocation à les remplacer. Mais créer une nouvelle capacité d’investissement ne paraît guère justifié. Pour les Néerlandais, la zone euro dispose déjà « des 200 milliards d’euros dépensés dans les fonds structurels, les fonds de cohésion ou la politique agricole ». L’économiste français Patrick Artus, directeur de la recherche de la banque Natixis, rappelle que « ce type d’outil existe déjà avec le plan Juncker, géré par la Banque européenne d’investissement » et que, « faute de projets, ce programme n’arrive pas à dépenser les fonds alloués ».
En revanche, l’idée d’utiliser un budget commun pour stabiliser la zone euro, par des transferts entre les pays « qui vont bien » et ceux « en difficulté », semble intéressante en raison de l’hétérogénéité qui règne au sein des pays de la zone. Ainsi, le « pot commun » servirait de fonds européen de stabilisation du chômage, pour épauler les systèmes nationaux en cas de crise grave, un dispositif défendu depuis plusieurs mois par la Commission de Bruxelles. Typiquement, les pays dépassant un certain nombre de demandeurs d’emploi pourraient puiser dans le budget commun.
Ce dernier serait mis en place à partir de 2021, une date qui n’a pas été choisie au hasard. En effet elle correspond à la première année du prochain budget pluriannuel de l’Union (2021-2027). Il s’agirait donc de caler sur les mêmes dates, et d’articuler les budgets de la zone euro et de l’Union qui comprendra alors 27 membres. La Commission européenne a déjà fait des propositions en ce sens car, selon les traités, tous les États membres de l’UE ont vocation à rejoindre la zone euro.
Plusieurs questions restent en suspens. La feuille de route ne donne aucune précision sur les instances qui décideront comment engager les dépenses et suivre leur exécution, alors qu’en Allemagne, le Bundestag est très sourcilleux sur ses prérogatives en la matière. Elle n’est pas non plus très explicite sur la question cruciale du financement qui serait assuré par « des contributions nationales, l’affectation de recettes fiscales et des ressources européennes ».
Néanmoins, il est fait explicitement allusion à une taxe sur les transactions financières (TTF) sur le modèle appliqué en France depuis août 2012. Mais les négociations sont au point mort depuis plusieurs mois car il n’existe aucun consensus sur la possibilité d’utiliser une telle taxe pour alimenter le budget commun, ni même sur les réflexions à mener sur ce sujet. Autres points de friction : le budget est supposé être également alimenté par les revenus tirés d’une « taxation plus efficace de l’économie numérique » et, en partie, du futur impôt commun sur les sociétés commun, des projets controversés qui n’en sont encore qu’à leurs débuts.
À noter qu’un pays pourrait, en cas de crise, suspendre temporairement sa contribution au budget de la zone euro pour éviter d’avoir à réduire ses dépenses sociales ou des investissements cruciaux. C’est le MES (Mécanisme européen de stabilité), appelé à jouer un rôle nouveau et croissant selon les propositions franco-allemandes, qui compenserait le « trou » temporaire dans le budget commun et serait ensuite remboursé progressivement par le pays aidé.
L’importance donnée au rôle contra-cyclique du budget conduit à s’interroger sur le montant dont il devrait être doté. Là non plus la feuille de route ne donne aucun chiffre précis, mais il est notoire que les promoteurs de projet sont loin d’être sur la même longueur d’onde. Mme Merkel a évoqué dans une interview à la presse allemande un « montant à deux chiffres », soit moins de cent milliards, un montant jugé dérisoire par les Français. Un tel niveau correspondrait à moins de un pour cent du PIB de la zone euro, soit encore moins proportionnellement que le budget actuel de l’UE.
Or, selon Patrick Artus, pour qu’un budget puisse avoir un effet significatif sur les chocs conjoncturels il devrait peser entre dix et vingt pour cent du PIB. Il donne l’exemple des États-Unis où le budget fédéral, qui représente quarante pour cent du PIB, permettrait d’amortir près de la moitié de la baisse du PIB si le pays subissait une récession de un pour cent. Compte tenu que les 19 pays de la zone euro affichent un PIB cumulé d’environ 11 000 milliards d’euros, le budget commun devrait donc être au minimum de 1 100 milliards ! À l’évidence, un tel montant ne pourrait être envisagé que dans le cadre d’une véritable intégration budgétaire, impliquant d’importants transferts de souveraineté, et non dans celui d’un budget annexe. Ce qui ne semble ni prévu ni possible.
Principe d’un budget commun
La littérature académique a mis en évidence le rôle central de l’intégration budgétaire dans le fonctionnement des zones monétaires, notamment en cas de crise. Or, la zone euro est caractérisée depuis l’origine en 1999 par la cohabitation d’une politique monétaire unifiée et du maintien de responsabilités budgétaires nationales. Cette singularité vis-à-vis de la plupart des autres zones monétaires, ancrées dans une structure fédérale, se traduit par la coexistence d’un budget européen de taille modeste avec les budgets nationaux, qui sont l’expression la souveraineté des États membres, en lien avec leurs prérogatives fiscales.
L’absence de « pilier budgétaire » commun est une des fragilités structurelles de la zone euro, qui, malgré des fondamentaux agrégés relativement sains par rapport à d’autres régions du monde, a connu une forte instabilité macroéconomique et financière. Dans une zone monétaire, lorsqu’un État membre est confronté à un choc économique, il ne dispose pas des mécanismes d’ajustement habituels que sont le change et la politique monétaire car ces deux domaines sont gérés au niveau de la zone. Les petits pays sont particulièrement handicapés car la politique monétaire répond surtout aux indicateurs des grandes économies et à leurs besoins.
De fait, la crise des années 2008 à 2013 a montré que, dans la zone euro, les mécanismes d’ajustement interne étaient peu efficaces, et fait apparaître la nécessité de disposer d’un instrument pérenne de stabilisation économique, pouvant prendre la forme d’un budget commun et de taille significative. Il serait composé de dépenses contra-cycliques (comme celles liées au chômage) et de recettes cycliques (comme l’impôt sur les sociétés). Au passage, une telle évolution pourrait conduire la BCE à émettre des titres de dette adossés à ce budget.
Mais la mise en place d’un budget commun pour la zone euro est un processus nécessitant en parallèle un pas en avant dans l’intégration politique. La solidarité accrue qui en découle pourrait également justifier un renforcement supplémentaire de la gouvernance économique en zone euro, sans parler des effets structurants d’une telle évolution dans de nombreux domaines (social et fiscal notamment). Dans ces conditions, il est peu probable dans le contexte actuel de défiance des opinions publiques vis-à-vis de Bruxelles, que des avancées significatives aient lieu à moyen terme. gc