Prendre l’ascenseur jusqu’au deuxième étage ; puis aller à gauche jusqu’à la fin du couloir et encore une fois à gauche ; chercher le bureau n°320 (peut-être). La Maison des sciences humaines de l’Université du Luxembourg, construite par Tatiana Fabeck, est on ne peut plus standardisée et anonyme. Des espaces de bureaux conçus aux normes minimales imposées par le maître d’ouvrage, des couloirs aseptisés, des standards de sécurité élevés. Dans la kitchenette, au bout du couloir, le personnel a essayé de s’approprier ce bâtiment en tapissant les murs de cartes postales reçues des vacanciers. Le bureau de Florian Hertweck est aux normes : une grande table, quelques chaises, une armoire. Il ne vient que d’y emménager en septembre, donc il est normal que son espace reste encore assez vide. Aux murs : des feuilles A4 scotchées sur la paroi font fonction de plan de route et de pense-bête à la fois. Il y a noté, au gros feutre, ce qui lui semble essentiel à faire : établir un programme, concevoir un site internet, une série de publications, régler la question des infrastructures.
Depuis septembre, donc, Florian Hertweck est professeur à l’Université du Luxembourg, directeur du futur master en « architecture, urbanisation européenne et globalisation ». Un master dont on parle depuis si longtemps, demandé par les architectes et qu’ont préparé Markus Hess et Christian Schulz, du département de géographie, ainsi que, comme cheville ouvrière essentielle, l’architecte Carole Schmit. Elle avait travaillé dans une première phase avec Bart Lootsma, architecte néerlandais, aujourd’hui professeur à l’Université d’Innsbruck. On le demande, ce master, pour former des architectes, mais aussi et surtout pour participer au débat critique sur l’architecture et l’urbanisme au Luxembourg et dans la Grande Région, un discours au point mort depuis la fin des Carnets d’opinion du Luca (Luxembourg Centre for Architecture), conçus jadis par Sharam Agaajani, la scène étant de plus en plus éclatée en petits groupes d’intérêt opposés les uns aux autres. Beaucoup d’architectes autochtones ont fait l’expérience que s’exprimer de manière critique en public au Luxembourg peut avoir des effets néfastes pour le carnet de commandes de leur bureau – et se turent. Seul un intellectuel qui puisse réfléchir, élaborer des théories et prendre des positions hétérodoxes sans pression commerciale aura cette liberté d’expression qui manque tant à l’architecture au grand-duché. Le processus de recrutement pour le poste de responsable du master fut long et difficile, parce que cette personne définit l’idéologie et la méthodologie que suivra cet enseignement.
Florian Hertweck était donc attendu comme le messie. Son premier coup, même avant d’avoir déménagé au Luxembourg, fut l’organisation de la Schengen summer school for architecture, début septembre, sur les réponses architecturales aux défis des migrations, avec comme point d’orgue la conférence de la sociologue Saskia Sassen sur la perte massive d’habitat sur le globe (voir d’Land n° 37 & 38/16). Voilà de suite un postulat fort : il y a un problème quant à l’accès au logement et à la ville, l’architecture peut y remédier, mais il faut penser de manière transversale et interdisciplinaire. Plutôt que de dialectique, Hertweck est un partisan d’une approche dialogique, d’un dialogue, qui respecte chacune des positions et leur permet de se répondre mutuellement. L’année dernière, il a organisé une grande exposition à ce sujet à la Berlinische Galerie à Berlin, réalisée avec Arno Brandlhuber et Thomas Mayfried1.
Né en 1975 dans la région, à Bonn, Hertweck semble être un choix idéal pour le Luxembourg, où il a passé quelques années de son adolescence de teenie et apprécié le fait que le pays soit à la fois de taille modeste et si international. Européen convaincu, ses études en architecture et en philosophie le mènent en France, à Paris-Malaquais et à la Sorbonne, en gardant toujours un pied en Allemagne. Il enseigne à Versailles et à Nuremberg, ouvre un bureau, Hertweck Devernois, en France et développe son discours théorique et sa recherche en réseau avec ses pairs. Entre 2011 et 2014, son bureau réalisa par exemple un projet sur la transition énergétique dans la Grande Région Saar-Lor-Lux pour un programme interministériel français. « Cette région, ici, est très intéressante, dit-il, avec cette attractivité économique extrêmement forte du grand-duché, et les régions allemandes et françaises qui décroissent économiquement mais se développent à nouveau démographiquement. »
Le ton est donné : Florian Hertweck veut s’impliquer au Luxembourg, donne des interviews comme vendredi dernier à la radio 100,7 ou en dialogue avec l’architecte Léon Glodt sur la recherche en architecture dans le dernier numéro du magazine spécialisé Archiduc. Un dialogue qui s’est d’ailleurs assez mal passé, parce que les deux hommes ne parlaient pas de la même chose, et Hertweck a le repli formaliste des architectes sur leur propre discipline en horreur. « On constate, dit-il vis-à-vis du Land, une tendance internationale d’architectes qui ne se concentrent que sur la syntaxe architecturale et défendent l’autonomie de leur discipline, alors qu’il y a tellement de défis auxquels l’architecture pourrait répondre par des moyens d’action (« Handlungsmöglichkeit », un terme qu’il préfère à « solution »). » Pour lui, il s’agit d’une tendance cycliquement liée à la crise, et de pointer vers Aldo Rossi ou Richard Meier. Une tendance au repli qu’il risque de rencontrer aussi au Luxembourg. Une deuxième tendance en réponse à la crise économique, diamétralement opposée, seraient les architectes qui ne font plus que de la critique sociale. Son idéal à lui, toujours dialogique, serait de combiner les deux et de les faire coexister.
Le premier défi de Florian Hertweck à l’Uni.lu sera d’engager une équipe, qui sera constituée de deux professeurs invités, dont un Luxembourgeois (ce sera Carole Schmit) et un étranger, un doctorant (qui est déjà là) et un post-doc. Le deuxième, plus complexe encore, sera celui de trouver des étudiants, de rendre attentif à l’existence de ce master et de le concevoir de telle manière qu’il soit intéressant pour des étudiants en architecture. Il vise des promotions de 36 architectes et veut aussi les attirer par le fait qu’il aura un tuteur à offrir par six étudiants. La première promotion, en 2017/18, aura pour thème l’architecture et l’économie, leurs interrelations complexes et les réponses de l’architecture à une économie qui tourne moins vite. La deuxième sera consacrée à l’architecture et l’écologie, ou comment adapter les standards écologiques à des normes moins élevées et construire de manière rationnelle sans faire exploser les budgets. Les thèmes seront à chaque fois déclinés en quatre semestres : le premier consacré à la recherche, le second à l’urban design, le troisième à la conception architecturale et le quatrième à la thèse de doctorat. Chacune des promotions se terminera par une publication thématique commune. Les étudiants seront encouragés à faire des recherches sur la situation luxembourgeoise ou dans la Grande Région.
« Je ne veux pas seulement de la théorie épistémologique, affirme Florian Hertweck, mais une recherche pour le projet ». Lui-même, bien que très centré sur la théorie, n’a jamais abandonné la pratique ; le site de son bureau montre de nombreuses constructions pensées en dialogue avec le contexte, que ce soient des extensions de maisons dans la province française, ouvertes sur la nature, ou des tours d’habitation conçues dans un contexte hyperurbain, comme à Berlin ou Taïwan2.
« Il y a un droit à la ville », lance Florian Hertweck, citant le sociologue marxiste Henri Lefebvre (1901-1991), « et ce droit n’est pas négociable ». De là découlent, pour lui, des questions fondamentales auxquelles l’architecture et surtout la recherche en architecture doivent trouver des réponses : comment développer de nouvelles formes d’habitat qui réagissent aux migrations et à la demande de mobilité des citoyens ? Comment faire en sorte que ce « droit à la ville » reste garanti, qu’habiter dans un contexte urbain reste accessible, alors que la pression du marché fait grimper les prix vers des niveaux inatteignables pour le commun des travailleurs ? Comment garantir une mixité de structures fixes et évolutives – des approches comme celle d’Alejandro Aravena, qui met à disposition de ses clients des structures basiques, à eux de les développer à leur rythme (aussi financier), sont exemplaires à ses yeux. La ville n’est-elle pas un tissu complexe entre ce qu’on peut planifier et ce qui se développe spontanément, entre des quartiers chics et pauvres, entre des voisinages bourgeois et bobos ?