L’arrivée à Metz du Centre Pompidou constitue une véritable révolution culturelle. La « décentralisation nationale » qu’il opère contraint fatalement les institutions artistiques locales à s’interroger sur leurs missions et à se remettre en cause. Empruntons à Lénine (qui l’emprunte, lui-même, au romancier Tchernychevsky) la formule qui s’impose : « Que faire ? ».
Oui, que faire ? Dégaîner, en catastrophe, ses propres « chefs d’œuvre » ? Certains n’ont pas hésité à s’engouffrer dans cette brèche hasardeuse, pour le meilleur (la galerie Faux-Mouvement), ou pour le pire (des jardins publics soudain transformés en parcs à sculptures consternants). D’autres affectent une posture plus contemplative. La galerie Octave Cowbell se contente de célébrer par une « Pûjâ » le divin « Baba Pompon » dont l’avatar, exposé à la vénération des fidèles de la religion culturelle, emprunte ses traits au président Pompidou !
Enfin, il y a ceux qui refusent de se laisser entraîner dans l’engrenage médiatique et la surenchère des images. Ce serait le cas du Frac, défendant bec et ongle sa position, son principe conducteur, qui est d’opposer au geste chef-d’œuvral une conception immatérielle de l’art contemporain. Dans le livret qui accompagne la visite de son exposition, on peut lire que, « loin d’être un lieu de consécration et de légitimation, le Frac préfère l’expérimentation ; qu’elles soient physiques ou mentales, il n’est de certitudes qui ne soient remises en question ».
La traduction concrète de ce programme, lui-même empreint d’un certain dogmatisme, le rend non seulement aimable, mais salutaire. En jetant le trouble dans l’esprit du public – quant à la forme et la valeur de ce qu’il voit –, À l’ombre d’un doute fait preuve d’une véritable intelligence de la situation. L’exposition apparaît bien comme un événement de circonstance, mais elle s’inscrit aussi dans la continuité d’un travail de fond mené, depuis des années, par Béatrice Josse.
L’affiche est quelque peu trompeuse. Les photogrammes de la vidéo Pissing (du Norvégien Knut Asdam) aguichent le visiteur, mais constituent une piste qu’on ne suivra pas (l’œuvre n’est même pas présentée !). Certes, toute sensualité corporelle n’est pas bannie de l’exposition, loin de là, mais, pour ainsi dire, sublimée. Après qu’on a franchi le portail, les pieds prennent plaisir à battre le pavage de la cour de l’Hôtel Saint-Livier enduit, pour la circonstance, d’une souple matière laiteuse (Susanna Fritscher, Sans titre). Passé l’étonnement du seuil, il n’y a plus, pour ceux qui connaissent la collection, de véritable surprise ; la plupart des œuvres ont déjà été « expérimentées ».
L’intérêt est donc ailleurs, dans la (dé-)monstration qui est faite. À l’ombre d’un doute se donne à déchiffrer comme un manifeste esthétique anti-Chefs d’œuvre ?1. Anti-chef, d’abord, par vigilance politique : aux yeux des artistes convoqués, toute autorité capitale est suspecte. C’est celle que dénonce le Vidéoplan du collectif Art erroriste : une carte des caméras de surveillance de la ville de Metz illustrant le risque d’une transformation de notre monde en un véritable panopticum pénitentiaire. Dans la vidéo Resonating surface (2005), la Bruxelloise Manon de Boer accompagne, en 39 minutes le parcours de Suely Rolnik, psychanalyste venue à Paris, puiser, auprès de Deleuze et de Guattari, l’énergie psychique d’une reconstruction, après qu’elle a subi, à Sao Paulo, le traumatisme de la dictature.
Plastared (1995), de Monica Bonvicini, est un sol plâtré que détruit, inexorablement, le passage des visiteurs qui le foulent. On peut interpréter ce geste destructeur comme le refus de toute verticalité, de toute érection monumentale. Bref, on peut être contre les « chefs » par féminisme, de même qu’on peut être contre les œuvres par écologie, parce qu’il y en a déjà suffisamment, et qu’il ne rime à rien d’augmenter indéfiniment un patrimoine dans lequel s’inscrit, inévitablement, la notion d’une une autorité paternelle qu’il s’agit de contester. D’où la promotion d’une certaine discrétion artistique. L’Espagnol Ignasi Aballi dépose de la poussière sur les fenêtres (Pols, 1995). L’Allemande Karin Sander ponce une portion de mur, au point d’en faire un miroir quasiment invisible (Wandstück, 1994). La Suisse Isabelle Krieg a caché, sous forme de tâches d’humidité, des cartes du monde dans les plis de l’architecture, etc., etc.
Toute l’exposition est un éloge du provisoire, du furtif et de l’évanescent. Ce qui n’exclut pas, pour autant, une dimension magique et merveilleuse. Ainsi pour le Muhka d’Ann Veronika Janssens (1997-2010) : une vaste étendue de brouillard dans laquelle on se perd délicieusement ; et pour ce splendide Heiligenschein (2009), de l’Américain Corey McCorkle, qui réussit à faire apparaître, en détournant l’architecture d’une salle, une sidérante auréole de lumière naturelle. Démonstrations de l’efficacité maximale d’un geste artistique très épuré.