« Un changement de paradigme est sans doute incontournable dans la perspective d’un nouveau projet de société qui, parmi d’autres aspects, ne veut plus faire passer le futile pour de l’utile et des pulsions pour des besoins. Un projet sociétal qui réapprendrait aux citoyens à se mettre au service de la société plutôt qu’à en tirer simplement profit. »
(Guy Schuller, 2011. « Quelle croissance et quel bien-être pour qui ? », in : M.-P. Jungblut & C. Wey. Armes Luxemburg ? – Pauvre Luxembourg ? Publications scientifiques du MHVL, XV : 320.)
Il y a tout juste un an, l’économiste Guy Schuller est décédé d’une récidive de leucémie aiguë après avoir lutté pendant des années avec un courage exemplaire contre cette maladie. Lors des funérailles de Guy Schuller, nous avons pu nous rendre compte du grand nombre de témoignages de compassion à l’égard du défunt. Se situant bien au-delà des clivages politico-idéologiques courants, ces ultimes hommages et marques de sympathie et d’affection illustrent à merveille la profonde estime qu’une foule d’amis et de collègues en deuil vouent à l’homme et à l’économiste ainsi qu’à son oeuvre scientifique.
Ce serait faire preuve d’irrespect envers Guy Schuller que de proposer en quelques passages sa trajectoire biographique ainsi que le bilan de ses travaux de recherche. Aussi nous limiterons-nous à présenter Guy Schuller à travers ses principales activités tant professionnelles que sociales tout en présentant les quelques axes thématiques majeurs que l’on peut dégager de ses publications.
Foncièrement bon et généreux, Guy Schuller a été un homme profondément religieux qui vivait sa foi par la pratique de la spiritualité ignatienne et par son engagement civique et sociétal. Déjà à l’époque de ses études secondaires à l’Athénée et au Lycée de garçons de Luxembourg, il faisait partie de ces jeunes catholiques progressifs qui concouraient au développement de l’Action Formation de Cadres (AFC) qui allait devenir plus tard l’Action Solidarité Tiers Monde (ASTM).
C’est précisément à cette organisation tiers-mondiste luxembourgeoise qu’il consacrait à partir des années 1970 une partie de son engagement social comme en témoignent son concours à la création de la revue Brennpunkt Drëtt Welt, sa participation à la fondation du Centre d’Information Tiers Monde (Citim), ainsi que ses nombreuses contributions portant sur la question du développement économique mondial et sur la problématique des inégalités socio-économiques touchant le Tiers, voire le Quart Monde.
Homme aux sensibilités tiers-mondistes, mais également homme croyant. Président de la Communauté Vie Chrétienne (CVX), Guy Schuller vivait sa foi, dont l’armature intellectuelle portait l’empreinte de ses maîtres de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve. Après avoir obtenu le grade de licencié en sciences économiques, il se décida pour le fonctionnariat. C’est au Statec qu’il fera toute sa carrière professionnelle comme conseiller économique et finalement comme membre du comité de direction et responsable de la division « Études, Prévisions et Recherche ».
Homme de convictions, l’économiste de renom Guy Schuller a été d’un naturel calme, réfléchi et courtois. Si l’on prête souvent ces caractéristiques aux hommes préférant le verbe écrit à la parole, il importe pourtant de souligner que Guy Schuller était un conférencier apprécié et surtout un enseignant de qualité. Bien que sa charge de travail au Statec fût plus qu’importante, il acceptait néanmoins d’assurer des cours dans différentes institutions universitaires, telles les universités de Metz (2003-2007) et de Lille (1993-2008) et le Centre universitaire de Luxembourg (1988-2002), où il collaborait également aux projets de la cellule de recherche « Interdépendance des Sociétés et Interaction des Sciences » (ISIS).
Qui plus est, Guy Schuller a été membre de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut grand-ducal depuis 1988, du Conseil d’administration de Lux-Development et de la Commission administrative belgo-luxembourgeoise (CABL). Retenons d’autre part qu’il fut membre du comité scientifique de l’Association de Soutien aux Travailleurs Immigrés (Asti) et du « Gesellschaftspolitische Arbeitsgruppe » (GAG) de la « ErwuesseBildung » de l’Archidiocèse de Luxembourg.
Auteur d’articles de presse publiés entre autres à la revue Forum et à l’hebdomadaire d’Lëtzebuerger Land, il était également impliqué dans les travaux de la Cellule de Recherches sur la Résolution de Conflits (CRRC) où il occupait le poste de vice-président entre 2007 et 2012. Pendant de longues années, il y coopérait sur des problématiques socioéconomiques essentielles pour le Luxembourg contemporain, comme par exemple la cohésion sociale et le développement de l’économie luxembourgeoise.
C’est au sein de la CRRC que ses collègues et amis ont pu apprécier à tout instant ses qualités humaines et professionnelles. Au-delà de son esprit d’équipe et de ses talents de médiateur, Guy Schuller se distinguait par ses prises d’initiatives. À part les nombreuses conférences qu’il avait lancées, il avait pris une part active dans les préparations du colloque international que la CRRC organisait en novembre 2008 sous le titre La cohésion sociale au Luxembourg et dans les pays limitrophes.
Assurés de la participation du sociologue Paul Bernard de l’Université de Montréal et du chercheur Ferdinand Sutterlüty de l’« Institut für Sozialforschung » de l’université de Francfort-sur-le-Main, ainsi que de la présence de l’économiste Isabelle Cassiers de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, les organisateurs du colloque auraient pu se réjouir d’avoir rassemblé autour de ces scientifiques de renom international les chercheurs en sciences sociales travaillant au Luxembourg. Toutefois une grande tristesse planait sur cet événement académique puisque les participants déploraient l’absence de Guy Schuller qui souffrait depuis plusieurs mois d’une leucémie.
Malgré le combat qu’il mènera dorénavant pendant de longues années contre cette maladie sournoise, Guy Schuller fera tout pour continuer son engagement social et son travail d’économiste. À lire sa bibliographie, nous remarquons que durant ces années d’épreuves intenses, il publiait en tant qu’auteur et co-auteur une vingtaine d’études, portant ainsi l’ensemble de ses travaux à un chiffre proche de la centaine1.
Parmi ses derniers ouvrages, il convient de retenir en premier lieu Luxembourg. Un demi-siècle de constantes et de variables2. En sa qualité de conseiller économique première classe du Statec, il a coordonné le livre publié à l’occasion du cinquantenaire de cet institut pour lequel il avait œuvré depuis 1978. Pour Guy Schuller, le bien-fondé de cet opus se devait d’aller au-delà d’un exercice de commémoration à effet jubilatoire : « À côté de la séance commémorative et de plusieurs conférences, il fut rapidement acquis qu’un recueil serait préparé pour retracer l’évolution de la statistique au cours des cinq dernières décennies. C’est en quelque sorte le regard sur l’institution et sur ses activités. Au-delà de cette rétrospective interne il semblait opportun de jeter aussi un regard sur la société dans laquelle ont évolué la statistique et l’institution en charge des travaux de collecte de données et de production des résultats. »
Faut-il voir dans cette publication éditée en 2013 l’un des legs intellectuels majeurs de Guy Schuller ? Oui, dans la mesure qu’il reprenait et insistait sur des thématiques et des problématiques qui se trouvent au centre de ses préoccupations analytiques depuis les années 1990. Ainsi, ses observations majeures ciblaient entre autres cette économie dite ‘nationale’ qu’il prenait soin de conceptualiser et d’analyser sous la formule d’« une économie de petit espace face aux mutations du monde ». Une formule qu’il reprenait d’ailleurs sous forme de titre pour sa contribution intégrée dans le livre du cinquantenaire du Statec3.
Dans cette même étude, nous pouvons lire de la plume de Guy Schuller en guise de conclusion les propos suivants : « Grâce à une évolution très favorable au cours des dernières décennies sous revue, l’économie luxembourgeoise a pu générer une ‘spirale vertueuse’ […] ». Et de poursuivre : « La conjonction de plusieurs éléments – qu’ils soient inhérents à la petite taille ou la conséquence de la situation géographique ou le résultat des efforts de diversification ou encore la résultante de l’audace des autorités politiques – ont fait par le passé la spécificité de l’économie luxembourgeoise. »
Or, il importe de souligner qu’au début des années 2000, il proposait déjà dans son article prémonitoire « Principales tendances socio-économiques et perspectives pour le Luxembourg »4 cette réflexion tant conceptuelle qu’analytique par les propos suivants : « Grâce à une évolution très favorable au cours des deux dernières décennies, l’économie luxembourgeoise a pu générer une ‘spirale vertueuse’ et créer des conditions de vie, des infrastructures, ainsi qu’un environnement politique, social, fiscal et légal qui s’avèrent fort intéressants pour les investisseurs étrangers. »
Selon Guy Schuller, l’effet vertueux de l’économie luxembourgeoise s’explique donc par un faisceau de facteurs. Parmi les facteurs déterminants, il faut d’abord relever le très haut degré d’ouverture d’une économie dite nationale en voie de diversification ainsi que la politique économique de l’État luxembourgeois « tirant habilement parti de la souveraineté nationale5 ». Favorable à l’implantation de nouvelles entreprises étrangères et au recours à une main-d’œuvre étrangère, l’économie luxembourgeoise se caractérise de surcroît par un système de charges sociales et de coûts salariaux compétitifs. Ces derniers facteurs contribuent à leur tour à « l’évolution favorable des salaires nets » et « à l’amélioration du niveau de vie qui est une base de la paix sociale ».
Tous ces facteurs concourent entre autres à la dynamique d’un « processus à travers lequel les investissements de nouvelles entreprises et les bons résultats d’entreprises implantées antérieurement contribuent à créer des conditions pour que de nouveaux investisseurs se sentent attirés. »
À souligner que Guy Schuller préférait appliquer dans ses analyses portant sur la croissance économique du Luxembourg plutôt le concept de « spirale vertueuse » que la notion de « cercle vertueux ». Selon l’économiste du Statec, « la notion de cercle ne recèle pas d’éléments dynamiques et pas de développement. L’idée de spirale sous-entend que les différents éléments non seulement s’auto-alimentent, mais qu’ils sont en interaction stimulante assurant des sauts qualitatifs. »
Bien que spécialiste des problématiques conjoncturelles et structurelles de l’économie luxembourgeoise, Guy Schuller n’appartenait point à ce type d’économiste pour qui les agrégats statistiques et autres variables macro-économiques constituent les seules références et paramètres scientifiques. Esprit ouvert aux nouveautés méthodologiques, il tentait d’intégrer dans ses études les nouvelles démarches conceptuelles et qualitatives en sciences économiques. Comme en témoignent d’ailleurs ses développements portant sur la « spirale vertueuse » depuis le début des années 2000.
Comme en témoigne également l’article « Quelle croissance et quel bien-être pour qui ? »6 qu’il avait publié en 2011. En guise de conclusion, il y insiste sur le fait sociétal que l’économie, voire le développement économique ne peuvent être considérés dans les sociétés industrielles et postindustrielles comme des finalités en soi. Bien au contraire, pour l’économiste engagé que fut Guy Schuller, les sociétés dites développées se doivent d’envisager de nouveaux projets de développement se démarquant de toute visée de croissance matérielle accélérée : « Réduire le rythme de la consommation pour vivre mieux relève d’un choix éthique. A partir d’un dialogue de société sur les aspirations et les objectifs des citoyens et résidents, il faudrait progresser vers un nouveau contrat social, un nouveau projet de société débouchant sur un projet politique, auquel devraient répondre l’économie, l’éducation, la mobilité et les institutions. »
Si l’on ajoute à ce positionnement analytique et idéologique son questionnement sur le « revenu de base inconditionnel » qu’il avait exposé lors d’une interview quelques mois avant son décès, nous ne pouvons que déplorer la disparition prématurée de cet économiste de grand talent. Un scientifique auquel il ne fut point permis d’approfondir ces pistes de recherche à peine entamées ! Aussi regrettons-nous que Guy Schuller n’ait pas pu poursuivre pendant les années à venir ses observations et ses analyses portant sur les mutations que l’économie et la société luxembourgeoises connaissent actuellement dans un monde en voie de globalisation accélérée.
Malgré ces regrets, nous avons pourtant la chance de continuer à côtoyer l’économiste Guy Schuller grâce à sa production scientifique dont la démarche résume à merveille son état d’esprit. Car au-delà de son positionnement religieux, Guy se caractérisait par une attitude intellectuelle et civique empreinte d’un profond humanisme et d’une sincérité à toute épreuve qui lui valut le respect et la sympathie de toute la communauté intellectuelle au Luxembourg. Ces signes d’hommage sont révélateurs, puisqu’ils sont réservés à ceux que l’on appelle hommes de qualités.