Imparfait et tant mieux

d'Lëtzebuerger Land du 07.02.2025

Joué ce 31 janvier, face aux spectateurs du Grand Théâtre, Anti ne se restera pas comme le spectacle de notre vie, mais ses écueils, n’enlèvent en rien à sa frénésie. Et parfois, il vaut mieux un spectacle imparfait mais sincère, qu’un autre, prétentieux et jouant du fake. Anti de Brian Ca et Mikaël Serre est une engageante exploration des tensions qui résident entre asservissement et libération. Le duo permet ici à la danse de (re)devenir un acte de résistance, en proposant un langage chorégraphique intense, voire explosif, tensiomètre des maux de notre époque.

Le metteur en scène franco-allemand Mikaël Serre occupe le paysage luxembourgeois avec zèle. Lui qui officie généralement en maître d’œuvre de chaos organisés, se retrouve ici dans l’accompagnement de certains des plus intéressants chorégraphes du pays. Avec son collectif Le Fluide Ensemble, monté en 2019, il explore les failles du théâtre, de l’opéra, de la performance, et s’attarde à détourner, déconstruire, dynamiter les genres. C’est certainement son obsession pour les débats englobant nos catégorisations sociétales qui a provoqué sa rencontre avec Brian Ca.

Ce dernier est bien connu de l’univers chorégraphique Grand-Ducal. Enfant du Trois C-L – Maison pour la danse, Brian Ca est tout à la fois, chorégraphe, scénographe, vidéaste, photographe… Un explorateur artistique lui-même attiré par le chaos, qu’il porte à la scène en brisant lui aussi les frontières entre les disciplines. De son travail émane autant de dérangeant que de fascination et cette nouvelle pièce répond encore une fois à cette tendance où une poignée de spectateurs s’enfuit dans les travées et les autres sont absorbé par la scène. C’est ainsi, Brian Ca ne fera jamais l’unanimité tant son travail se veut déclencheur d’une expérience introspective. Et une fois encore, avec Anti, Ca ne nous ménage pas.

Anti est une bombe chorégraphique qui a remué pendant deux weekend, coup sur coup, le Escher Theater et le Grand Théâtre de Luxembourg, avec une simple question au cœur : Qu’est-ce qui nous reste quand même la révolte est devenue un produit de grande consommation ? Ainsi, la pièce débute sur l’idée « d’être pirate », entendez « être libre », annonçant directement la quête de cette heure de spectacle et des six danseurs et danseuses – Laura D’Haeseleer, Vladimir Duparc, Lucie Megna-Zürcher, Guerin Phan, Justine Roucquart et Claudia Urhausen – qui le peuplent. Écraser la boussole et foutre le feu à la carte, refuser les sillons déjà tracés, ne pas courir jusqu’à la tombe en souriant… C’est ce que refusent les protagonistes de Anti. Des personnages à la jeunesse brulante qui font s’entrechoquer leurs idées comme leur corps pour secouer le monde. Dans leur chair, les six interprètes s’adonnent à fouiller leurs blessures intérieures, parfois anodines, comme des petites histoires qu’on se racontent en faisant tourner un joint, mais qui sont bien là, grattant de la place dans le cerveau à mesure que le temps passe. Là-dedans, ils et elles cherchent le détonateur pour faire exploser la révolte, non pas celle devenue slogan publicitaire, mais celle justement enfoui en eux, dans leur matrice même.

Anti exprime comment retrouver la force de s’interposer et en même temps résister à l’asphyxie internationale. Brian Ca et Mikaël Serre s’immergent dans la boue émotionnelle d’une génération qui se fait manger par son époque. Des débats qui rappellent de nombreuses préoccupations s’installant sur les scènes transfrontalières. On ne cesse d’en parler de cette génération ravagée, perdue dans sa survie, essayant de panser les plaies ouvertes par « ceux d’avant ». Anti se veut être manifeste anarchiste, faisant se relever des jeunes qui n’ont toujours pas compris pourquoi l’incompréhension ne les quittait jamais, pourquoi ils n’ont pas eu les tripes pour faire éclater cette violence qui les torture quotidiennement.

Car si dans Anti, se fredonne une néo-révolte, on entend surtout l’impossibilité de celle-ci. La scène ainsi livrée à eux et elles, leur donne enfin l’opportunité d’agir, en tout cas, de se mouvoir sous des drapeaux noirs anarchistes, sous les chants antisystèmes, sous ce langage chorégraphique où les corps se cognent comme sur un champ de bataille. Ici, chacun s’affronte lui-même mais ce qu’on voit se jouer dans la violence, c’est l’impuissance. Malgré la grande physicalité des danseurs et danseuses, explosifs et expressifs, cette tension entre oppression et libération semble à jamais se conclure dans la souffrance. L’affranchissement recherché dès le départ comme moyen de révolte finit par éprouver les personnages et pire, les fait stagner dans une colère, matière première de ce spectacle.

Véritable shaker qu’agitent Brian Ca et Mikaël Serre, Anti met une dose d’adrénaline en salle comme en scène, pourtant il rate un peu sa démonstration réflective malgré les ingrédients déployés. Le discours de fond, qui occupe le préambule de cette pièce est in fine assez fébrile, malgré l’immense investissement des danseurs. Ce qui dérange c’est que l’équilibre n’a pas été trouvé, les mots sont crachés au lieu d’être hurlés. Ce « cri » qu’on attend si absolu dans le spectacle vivant, celui que des types comme Howard Barker ont cherché indéfiniment, celui chargé de symbole, ne se fait que peu entendre. Alors que les corps arrivent à emballer nos esprits et faire vrombir au plateau cette révolte, dès lors que les mots s’échappent de ces corps, ils font s’évaporer le propos. Mais ne soyons pas si exigeant, Anti, en soit, est une pièce convaincante dans sa chasse à ce cri de rage physique, presque impossible à faire sortir et qui ici s’échappe, brièvement certes, mais avec une vigueur démesurée.

Godefroy Gordet
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