La visite-surprise au Luxembourg le 23 septembre dernier de Mehmet Şimşek, vice-Premier ministre turc en charge des finances et de la banque centrale, laissera les observateurs perplexes. Il est clair que le gouvernement luxembourgeois aura fait preuve de beaucoup de réserve si ce n’est de froideur à l’endroit de son illustre visiteur. Cette réserve n’a pas échappé au député Laurent Mosar (CSV) qui a posé une question parlementaire à ce sujet. M. Mosar demande entre autres à Mess. Schneider et Asselborn pourquoi il n’y avait pas eu de conférence de presse commune comme le veut l’usage.
M. Şimşek s’est tout de même adressé à la presse luxembourgeoise dans les sous-sols de l’hôtel Royal. L’ambiance était lourde, il faisait chaud. M. Şimşek était en retard. Avant l’arrivée du ministre, on fit sortir quelqu’un de la salle qui était semble-t-il d’origine turque mais dont la présence n’était manifestement pas souhaitée. Puis, quelqu’un est venu retirer le drapeau luxembourgeois qui figurait à côté du drapeau turc.
Or, a assuré M. Şimşek, en Turquie aujourd’hui tout est revenu à la normale. Tout va d’ailleurs très bien. La Turquie est unie, la présence aux côtés de M. Şimşek de deux parlementaires de l’opposition en témoignait. La Turquie est plus que jamais candidate à l’accession à l’Union Européenne. La Turquie est un État de droit. Ceci sera répété à plusieurs reprises. La croissance du PIB est une des plus fortes de l’OCDE. La dette publique représente à peine un tiers du PIB, le pays a réformé le droit du travail en mai pour plus de flexibilité et donc selon M. Şimşek pour plus d’emploi. Par ailleurs, M. Şimşek annonce que son pays va investir dans son « capital humain ».
On comprend que la Turquie veuille investir en capital humain. En effet, cent mille fonctionnaires ont été révoqués depuis la tentative de coup d’État. Il va donc falloir renouveler le capital détruit. Parmi les fonctionnaires révoqués, figurent 3 288 magistrats, juges et procureurs. Or, il est troublant de constater que la révocation des premiers 2 745 magistrats fut annoncée dès le 16 juillet, un samedi, le lendemain du coup d’État manqué qui eut lieu vendredi dans l’après-midi… Interrogé à ce sujet, M. Şimşek a expliqué que ces juges étaient affiliés au mouvement terroriste güleniste (acronyme Fetö en turc) et qu’ils avaient été identifiés comme tels depuis longtemps. En clair, ces magistrats n’étaient pas révoqués pour une quelconque action illégale mais pour délit d’opinion. On peine à comprendre la revendication d’État de droit pour un État qui s’en prend aux juges pour délit d’opinion. Nous croyions que la séparation des pouvoirs fondait l’État de droit.
Ce n’est pas la lecture que M. Şimşek fait de Montesquieu. On se demandera donc ce qu’il entend par « dans les limites de l’État de droit » quand, en réponse à une question du Wort, il confirme que la Turquie demande à ses partenaires de l’aider à « récupérer » les actifs placés à l’étranger et appartenant à des personnes liées à Fetö. On se souvient qu’en novembre 2015, Garanti Bank Luxembourg avait gelé 65 millions de livres sterling déposés par une société du groupe Koza Ipek, un conglomérat familial fondé en 1948, employant 5 000 personnes et dont trois sociétés sont cotées à la bourse d’Istanbul. La banque avait agi à la demande de la Cellule du renseignement financier (CRF) sur demande du gouvernement turc. La CRF avait levé sa demande de gel des fonds en mars 2016. Mais, Garanti Bank n’avait pas pour autant donné suite. Ce n’est qu’après deux jugements en référé que la banque s’exécutera.
Or, que reproche le gouvernement turc à M. Ipek, le principal actionnaire de Koza Ipek? La fondation Ipek a eu le tort de financer une douzaine d’institutions éducatives et culturelles dont une mosquée. Toutes ces institutions étaient parfaitement légales. M. Ipek aurait d’ailleurs été bien en peine de savoir qu’il finançait le terrorisme puisque le chef de l’État lui-même assistait jadis aux manifestations du mouvement Gülen1. De plus, le groupe Ipek était actif dans les médias, presse et télévision. Le 27 octobre 2015, à la veille des élections parlementaires, la police avait forcé les portes du quartier général média du groupe en s’aidant de tronçonneuses2. Cette action musclée avait été précédée de la prise de contrôle de Koza Ipek Holdings fin aout 2015 et du lancement d’un mandat d’arrêt à l’encontre de M. Akin Ipek. Sans doute prévenu, ce dernier a pu quitter le pays et vit depuis en exil à Londres.
L’expropriation de M. Ipek n’est qu’un exemple puisque 255 sociétés ont été saisies à ce jour3 et des milliers de domiciles privés ont été expropriés. Les déposants de la Banque Asya, fermée à ce jour, ont vu leurs dépôts bloqués. Cette banque avait un total de bilan de sept milliards de dollars et donc les déposants spoliés se chiffrent par dizaines de milliers. La garantie des dépôts prévue par le droit turc ne s’applique pas à leur cas. Là encore, on peine à reconnaître les caractéristiques de l’État de droit.
On commence à mieux comprendre l’embarras manifeste du gouvernement luxembourgeois à recevoir M. Şimşek et au-delà les appels à la retenue des chancelleries occidentales au lendemain du coup du 15 juillet. On comprend aussi que la tentative de putsch donne l’occasion au pouvoir turc de généraliser la répression pour un motif prétendument légitime. Conclure quasi immédiatement à la responsabilité de M. Gülen dans la tentative de coup permet d’incriminer tous ceux dont on peut penser qu’ils partagent les idées de ce dernier. Les États-Unis attendent d’ailleurs toujours les preuves de l’implication de M. Gülendont le gouvernement turc demande l’extradition.
L’histoire est remplie des désastres auxquels la répression sur la base de l’opinion peut mener. La lutte contre les hérésies – les « crimes de la pensée » selon la géniale formule d’Orwell – a condamné Socrate et Bruno à mort, a allumé des bûchers dans toute l’Europe du Moyen-Age avant de peupler camps de concentration ou de travail ou encore de contraindre Charlie Chaplin de finir ses jours en Suisse plutôt qu’aux États-Unis de McCarthy. Aujourd’hui, les fous de Dieu et de la pureté portent turban et agissent sous la bannière de l’État Islamique, de Boko Haram ou de la police des mœurs d’Arabie Saoudite. C’est pourquoi, selon nous, la liberté d’opinion dont les corollaires sont la liberté d’expression, de religion et d’association est cardinale pour qu’une société soit vivable.
Ce n’est pas ce que pense un des députés accompagnant M. Şimşek. Après avoir justifié sa présence en marque de soutien à l’État et non pas au gouvernement, le bon député a déclaré comprendre l’importance que la presse occidentale accordait à la liberté de la presse mais que celle-ci n’était rien sans la liberté d’exister.
Malheureusement, pour des centaines de milliers de personnes en Turquie, le déni de liberté d’opinion a des conséquences directes pour leur liberté d’exister. La révocation des 100 000 fonctionnaires auxquels s’ajoutent les milliers de licenciés par leurs employeurs publics ou privés signifie pour les membres de leur famille la perte de leurs revenus et l’impossibilité de retrouver un emploi.
Mais, il faut en faire encore plus. Ainsi, lors d’un meeting patriotique rassemblant un million de personnes à Istanbul le 7 aout dernier, M. Erdogan a invité explicitement les citoyens à dénoncer tous les ennemis des turcs, que ce soient ceux appartenant à Fetö, au Parti des Travailleurs du Kurdistan ou à Daesh afin de les « extirper dans un cadre légal ». Pour faire bonne mesure, M. Erdogan s’est prononcé pour le rétablissement de la peine de mort.
Ainsi, le gouvernement a mis en place une page internet avec un numéro de téléphone auprès duquel les turcs de la diaspora sont invités à dénoncer les « traîtres ». Ces appels ont été compris par certains comme une invitation à passer à l’acte. A Sens, en France, le centre culturel Rumi a été incendié dès le lendemain du coup. Le 15 août, une tentative d’incendie criminel a eu lieu à Wels en Autriche. On peut imaginer ce qu’il en est en Turquie. Il suffit d’ailleurs de s’entretenir avec certains Turcs ici pour se rendre compte de la haine que certains expriment à l’endroit des réputés « traîtres ».
Comme il n’y a pas de carte d’adhésion au mouvement Gülen, les « preuves » d’affiliation sont, entre autres, le fait d’être passé par une institution éducative du mouvement, d’y avoir travaillé, d’être abonné à un des périodiques affiliés, d’avoir un compte chez Asya Bank ou encore d’avoir chez soi des ouvrages publiés par des maisons d’édition affiliées. C’est pourquoi certains Turcs qui en possèdent brûlent les livres compromettants. Le 9 aout 2016, le ministère de l’Éducation a adressé une circulaire aux institutions éducatives, écoles et bibliothèques, interdisant les ouvrages publiés par 29 maisons d’édition, quinze magazines et 45 journaux et demandant aux institutions d’en détruire tous les exemplaires.
Alors, bien sûr, dans une telle atmosphère, ceux qui se sentent visés cherchent à quitter le pays. Mais, les personnes réputées proches du mouvement Gülen voient leurs passeports annulés et confisqués quand elles se présentent au contrôle douanier de sortie du territoire turc. On ne peut pourtant savoir par avance si son nom figure sur les listes. Certains sortent donc illégalement de Turquie en utilisant les passeurs utilisés par les réfugiés.
Si la répression vise principalement les gülenistes, les kurdes ne sont pas oubliés pour autant. Au mois de septembre, 11 500 enseignants suspects de liens avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) ont été suspendus. Ce que d’aucuns appellent « la sale guerre du président Erdogan4 » continue. « Depuis l’automne 2015, les représailles menées pas les forces turques après les combats avec les miliciens du PKK ravagent le Sud-Est de la Turquie. De nombreuses villes ont été détruites et les témoignages recueillis font état de graves exactions contre la population. » écrit le Monde diplomatique. Le Parti Démocratique des Peuples (HDP), 59 députés, est muselé et n’a pas été invité aux grand-messes patriotiques. Or, les Kurdes représentent au moins vingt pour cent de la population, seize millions selon les chiffres officiels, beaucoup plus selon certains.
On voit que M. Erdogan entraîne son pays sur la pente glissante de l’autoritarisme voire du totalitarisme. Son incontestable talent de tribun et de dirigeant ajoutés à de réelles avancées démocratiques et économiques pendant la décennie 2000 lui ont permis de gagner toutes les élections depuis quatorze ans. L’élimination sans merci de tous les opposants dans une atmosphère d’hystérie collective et de peur lui permettra sans doute de se maintenir au pouvoir encore longtemps.
Le Luxembourg, l’Europe et les États-Unis vont-ils soutenir M. Erdogan ou à tout le moins détourner le regard ? Au nom de ses intérêts bien compris, l’Occident soutient bien l’Arabie Saoudite et a soutenu dans le passé l’Afrique du Sud de l’apartheid, la Tunisie de Ben Ali et le Chili de Pinochet pour ne citer que quelques exemples. Et la Turquie a de solides arguments à faire valoir : réfugiés, base avancée de l’Otan, situation en Syrie, proximité avec Israël… C’est sans doute le calcul de M. Erdogan, pari risqué.
En effet, le soutien occidental pourrait bien s’apparenter à celui de la corde qui soutient le pendu. M. Şimşek brandit à juste titre un faible endettement de l’État mais passe pudiquement sur le déficit structurel de la balance des paiements. Or, la forte croissance turque est largement financée grâce au crédit provenant de l’étranger et la dette extérieure est passée de 200 milliards de dollars en 2006 à plus de 400 milliards en 2016, soit un accroissement de vingt milliards par an. Tout ralentissement de cet afflux de fonds étrangers aurait des conséquences immédiates pour la croissance et l’emploi. Les Turcs ont déjà connu des crises de la dette extérieure. La notation de la Turquie par les grandes agences états-uniennes a été abaissée durant l’été pour passer en risque spéculatif. Cela va augmenter le coût du crédit et pourrait signifier la restriction brutale de l’accès au crédit en cas de détérioration des résultats économiques. M. Şimşek sait tout cela, d’où son offensive de charme.
Alors, non M. Şimşek, nous ne croyons pas que tout aille très bien en Turquie. Ou alors, c’est comme dans la chanson, « tout va très bien Madame la marquise… » Or, rappelons que la chanson date de 1935 et qu’elle dépeignait l’aveuglement de la France face à la montée du nazisme.