La banalité du quotidien David Wirth est un jeune homme. Grand, fort, un peu trop bien nourri peut-être. Il passe ses journées à expliquer aux clients du centre de recyclage de Schifflange quelles bennes choisir pour quels déchets – les numéros, il les connaît par cœur, dans toutes les langues. David est sociable, donne facilement un coup de main, aide à trouver des pièces de rechange pour un lave-linge. « Ech schwätze Lëtzebuergesch well mer sinn zu Lëtzebuerg, dit-il à un client étranger, de toute façon tout le monde comprend. » Parfois, David boit une boisson gazeuse, parfois, il discute régime avec ses collègues dans la kitchenette, une fois son chef, très soucieux que les employés restent toujours « aimables et professionnels » avec les utilisateurs, lui propose de suivre une formation dans ce domaine. David est un taiseux, il regarde, observe, réfléchit.
Mais quand il rentre, c’est sa fille Chiara qui décide. C’est elle qui mène la danse, David lui achète de bon cœur deux paires de tennis, une rose et une noire, puis ils rentrent, mangent ensemble, discutent du bon numéro d’une autoroute. On n’apprend pas vraiment où est la mère, peut-être qu’ils sont séparés, en tout cas, elle est absente. Këmmer dech ëm däin Dreck, le dixième et dernier épisode de la série documentaire Routwäissgro à être diffusé avant les vacances, réalisé par Julie Schroell, n’a pas peur de la banalité, le thème central de feu l’émission Striptease, créée en 1985 à la RTBF et qui y fut diffusée durant vingt ans. « Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les rapports entre les gens, les croisements, les points de rencontre, les trajectoires entre deux groupes de personnes, disait un de ses créateurs, le documentariste Jean Libon, dans une interview. C’est la banalité du quotidien qui nous intéresse ». Avec trente ans de décalage – culturellement, le Luxembourg est toujours un peu en retard – le collectif de treize réalisateurs K13 a donc transposé le concept au grand-duché. Et la question pertinente est : est-ce que ça marche ? Quel est ce pays qu’ils nous montrent, cette « image tout en nuances de notre pays et de ses habitants » (communiqué) ?
Après dix épisodes diffusés, sur 24 en tout, le Luxembourg décrit dans Routwäissgro est un pays dominé par les hommes blancs (seulement deux femmes sur dix portraits, un seul immigré) qui se situent tous professionnellement ou socialement en marge de la société. Ancien alcoolique, homosexuel séropositif, junky tentant de décrocher, personnage haut en couleurs en pension invalidité, secouriste responsable de la brigade canine... On cherche en vain le rédacteur d’une commune habitant un pavillon rangé en zone périurbaine, le fonctionnaire zélé d’une administration qui lave sa grosse berline le samedi, le prof qui ne sait que faire de ses deux mois de vacances d’été ou le jeune requin d’une fiduciaire constamment sur speed pour gagner un maximum d’argent. Où est la classe moyenne, qui domine pourtant le paysage socio-culturel autochtone ? « C’est vrai, concède Yann Tonnar, réalisateur et creative producer de la série pour Calach Films. Mais cela s’est fait tout naturellement, la plupart des sujets proposés étaient sur des marginaux. D’ailleurs, c’est une observation inhérente au genre documentaire : la plupart se consacrent tout naturellement aux exclus de la société. »
Démocratie & manifeste Cette uniformité du style et des portraits est peut-être aussi une conséquence de l’approche du Kollektiv 13 constitué de Rui Eduardo Abreu, Tom Alesch, Thierry Besseling, Eric Lamhène, Jacques Molitor, Anne Schiltz, Kim Schneider, Jean-Louis Schuller, Laura Schroeder, Loïc Tanson, Michel Tereba, Yann Tonnar et Govinda van Maele. Ensemble, ce groupe assez homogène de réalisateurs majoritairement dans leur trentaine, a répondu à l’appel du Film Fund et de RTL Télé Lëtzebuerg de proposer un concept de série télévisée – après les sitcom Weemseesdet ? et Comeback – et ont été retenus par un jury sur 45 projets soumis. Lorsque RTL leur demanda de réaliser 24 épisodes au lieu de la douzaine proposée, ils ont lancé un appel à participation à des réalisateurs extérieurs au groupe, auquel ont répondu Ayshea Halliwell, Max Jacoby, Claude Lahr, Anne Sophie Lindström, Catherine Richard, Raoul Schmitz et Julie Schroell. Mais l’approche est restée la même : une sorte de manifeste sert de base de travail – suivre un personnage qui ne soit pas célèbre mais représentatif d’un milieu socioculturel, avoir une approche objective et une caméra ainsi qu’un montage réalistes, le réalisateur devant être invisible, ne pas faire d’interviews ni de voix off explicative, pas de mise en scène et pas de recours à de la musique ou des sons autres que ceux qui sont naturellement présents dans la scène. Ces règles ont été développées ensemble et le collectif a décidé de manière très démocratique quels sujets seraient réalisés et lesquels ne le seraient pas. Chaque réalisateur dispose de deux mois de préparation, huit jours de tournage et treize jours de montage son et image. La phase de production est accompagnée par le producteur, par Yann Tonnar et « parrainé » par un autre réalisateur du collectif, qui conseille et vérifie l’application des règles. « C’est une belle expérience, parce que nous avons des échanges très intenses entre nous grâce à ce système de parrainages, estime Yann Tonnar. Le défi étant toujours que le sujet tienne la route sur une demie heure. » Il n’y a pas eu, selon lui, d’autres difficultés que celles qui sont inhérentes au genre documentaire, soit les « accidents de la vie » (maladie, séparation d’un couple, désistement d’un sujet...).
Uniformité Côté homogénéité des portraits, cela fonctionne : les dix premiers épisodes de Routwäissgro se ressemblent tous formellement. C’est peut-être aussi une question esthétique : les cameramen ont tous visiblement reçu des instructions semblables, certains, par exemple Nikos Welter sur plusieurs épisodes, ayant même des tics un peu agaçants, comme ces caméras à l’épaule nerveux lorsque le personnage ne fait que traverser une rue. Ce sont les réalisateurs qui font eux-mêmes les images, comme Thierry Besseling et Loïc Tanson (Den Hondsmeeschter, n°7), Max Jacoby (Wat ma mer lo ? n°5) ou Jean-Louis Schuller (Wantermäerchen, n°4), qui arrivent à entrer le mieux dans l’intimité de leurs personnages.
Car ce qui différencie le documentaire du classique reportage de télévision sont des facteurs comme le temps et la proximité au personnage. Là où le journaliste doit obligatoirement garder une certaine distance objective, et que de toute façon, il travaillera toujours dans l’urgence et sous la pression de la concurrence, et doit réaliser un reportage empreint des modes stylistiques du moment (hyperboles, stand-up dynamiques en marchant...), le documentariste peut prendre son temps pour abolir les frontières entre le portraité et la caméra, peut se faire oublier, pénétrer son quotidien et son intimité.
Catherine Richard a merveilleusement réussi cela avec son Ebrima am Pescatore, un portrait du jeune Ebrima Gueye, originaire de Gambie et qui est arrivé comme réfugié au Luxembourg. Aujourd’hui, il est aide-soignant à la maison de retraite la plus célèbre et la plus chère du Luxembourg, la Fondation Pescatore au Limpertsberg, et est dans l’intimité des vieilles dames, distribue les pilules le matin et lave Madame Dondelinger, une dame de 92 ans, qui devient en fait le deuxième sujet du film, en cours de journée. Avec sensibilité et beaucoup de respect, Catherine Richard suit Ebrima dans son travail quotidien. Mais dès ce troisième épisode, il est aussi devenu évident que Routwäissgro n’est pas une série de portraits d’individus, mais cherche plutôt à dépeindre des milieux socioculturels. Car, malgré toute la tendresse de la réalisatrice pour ce jeune black un peu mélancolique qui lave des dames blanches, les promène et les aide à constituer leur repas du lendemain, a appris le Luxembourgeois et rêve son avenir professionnel, on n’apprend strictement rien de personnel sur lui. Il arrive le matin en bus et repart le soir par la même porte, hoodie et casque sur les oreilles, et on aurait aimé en savoir plus : Comment habite-t-il ? Que fait-il le soir ? A-t-il une famille ? Quel a été son parcours ? De cela, Catherine Richard ne dévoile rien, peut-être par pudeur, peut-être parce qu’Ebrima voulait lui-même protéger sa vie privée. Par contre, la caméra se laisse facilement charmer par l’ambiance dans cette maison de retraite, ses repas communs et ses thés dansants. C’est donc davantage d’un portrait du troisième âge, parqué dans des structures communautaires, qu’il s’agit.
Le flic et les voyous Pio Fieux, policier au centre d’intervention de la gare depuis 25 ans, n’en dit pas plus sur son intimité ou sa vie privée qu’Ebrima Gueye. Mais Wat ma mer lo ? est le meilleur épisode jusqu’à présent, parce qu’il montre les marginaux et le milieu interlope des quartiers chauds autochtones par les yeux d’un flic qui en a tellement vu qu’il est difficile de l’impressionner. Pio est un policier humaniste, sincère et plein de respect pour les gens que lui et ses collègues co-brigadiers, tous sensiblement plus jeunes que lui, rencontrent la nuit sur les trottoirs du quartier Gare. Il faut dire que durant le tournage, ce fut assez calme, les délits rencontrés furent mineurs – incivilités comme uriner sur le trottoir ou ivresse sur la voie publique, petits dealers, rébellion ou prostituées installées hors des zones prévues. Mais Max Jacoby arrive à dépeindre Pio et sa philosophie de vie (il faut bien toujours continuer...) par les moments calmes, les regards dans le vide, où on croit l’entendre cogiter sur la vanité de l’existence.
D’ailleurs, s’il fallait distiller une philosophie générale de la série Routwäissgro, ce serait la prise de conscience de la solitude existentielle de l’homme dans une vie matériellement plus ou moins bien située, dans un contexte familial plus ou moins chaotique ou une vie professionnelle plus ou moins gratifiante. Chantal (Kim Schneider, épisode n°6), cette mère de famille au RMG à laquelle les services sociaux ont retiré la garde de ses deux fils adolescents ; Jerry (Thierry Besseling & Loïc Tanson, n°7), le maître-chien qui ne semble vivre que pour et par ses animaux ; Christian (Laura Schroeder, n°9) , l’alcoolique repenti qui tente ostensiblement d’afficher son succès commercial lors de l’ouverture de son nouveau restaurant ; Petz (Jean-Louis Schuller, n°4), l’héroïnomane qui enchaîne cures de désintoxication et rechutes tout en se mettant péniblement lui-même en scène ; Jean-Benoît (Jacques Molitor, n°8), homosexuel séropositif qui passe ses soirées seules sur des sites de rencontres sur internet ; Nadia (Yann Tonnar, n°2), l’adolescente surdouée du violon qui a de plus en plus de mal à concilier école et musique, ou encore Jupp (Claude Lahr, n°1), cet épicurien hors du commun qui passe ses journées à cuisiner ou à manger – tous semblent conscients de leur incommensurable solitude. « Da geet et do virun », dit Pio à la fin de son épisode. Continuer. Toujours.