L’Amérique à son tour malade du chômage ? Malgré une croissance plus soutenue qu’en Europe, le nombre de chômeurs, qui avait plus que doublé de 2007 à 2010, frisant les 11 pour cent de la population active, peine à redescendre. Le taux de chômage est aujourd’hui de 8,2 pour cent, un niveau très supérieur à ceux connus depuis plus de 25 ans.
Hommes politiques et chercheurs planchent sur les raisons de cette situation inédite. D’après une étude de la très sérieuse Brookings Institution fin 2011, la job machine ne s’est pas aussi enrayée qu’on pouvait le craindre. Une partie importante du sous-emploi américain serait due à l’existence d’offres d’emplois non satisfaites, par manque de mobilité. Selon ce document, la progression importante du nombre de propriétaires sous les administrations Clinton et Bush (ils sont désormais 67 pour cent à posséder leur logement) a rendu les Américains moins mobiles et moins susceptibles d’occuper des emplois proposés dans d’autres États de l’Union.
Ce rapport remet en selle une théorie connue sous le nom « d’hypothèse d’Oswald », du nom d’un professeur de l’université de Warwick au Royaume-Uni. Dans une série d’articles publiés entre 1996 et 1999, Andrew Oswald, réputé pour ses travaux sur l’économie du bonheur, a établi une corrélation entre le nombre de propriétaires dans un pays et le niveau du chômage. Plus il y a de propriétaires, plus le taux de chômage est élevé et inversement.
Cette relation déjà visible en 1960 sur une quinzaine de pays était confirmée en 1998. Elle existe toujours en 2012 et l’opposition opérée par Oswald entre l’Espagne et la Suisse est encore plus vraie aujourd’hui. L’Espagne, qui compte plus de 83 pour cent de propriétaires, un des niveaux les plus élevés du monde, bat aussi un triste record en matière de sous-emploi avec près de 25 pour cent de chômeurs. En Suisse, où il n’y a que 3,2 pour cent de chômeurs, on ne recense que moins de 40 pour cent de propriétaires.
Étudiant les États-Unis de 1970 à 1990, Oswald a découvert un lien entre l’augmentation du nombre de propriétaires et celle du nombre de chômeurs. En se penchant sur la situation des 26 cantons suisses de 1972 à 1997, il a aussi établi cette relation à l’intérieur même d’un pays. Au total, une augmentation de 10 points de la proportion de propriétaires va de pair avec un accroissement de 4 points du taux de chômage.
Pour Oswald, au-delà d’un simple lien statistique, il existe bien une relation de causalité : les propriétaires qui se retrouvent au chômage répugnent à bouger pour retrouver un emploi, car ils subissent d’importants coûts de transaction (difficultés à vendre leur logement et à en racheter un nouveau, déménagement) ou de déplacements (dans le cas où ils souhaitent le conserver tout en travaillant ailleurs). Indépendamment du maintien d’un taux de chômage élevé, cette situation est malsaine pour la collectivité, en restreignant sa capacité d’adaptation à de nouvelles conditions économiques et sociales.
L’hypothèse d’Oswald a donné lieu à une masse considérable de travaux théoriques et empiriques. Elle est globalement confirmée au niveau macro-économique (celui des pays ou des régions). Sur le plan micro-économique (celui des individus) les résultats sont plus disparates.Cela tient d’abord à la difficulté d’isoler statistiquement l’influence du statut d’occupation du logement sur le niveau du chômage, car ce dernier dépend de nombreux facteurs démographiques, économiques et sociaux.
D’autre part certaines études ont établi un lien inverse : les propriétaires seraient titulaires de meilleurs emplois, moins soumis au risque de chômage ou plus facilement à même de supporter les coûts liés à la mobilité. On a aussi remarqué que certains propriétaires au chômage, et qui ne souhaitent pas bouger, retrouvent plus facilement du travail en acceptant des postes moins bien payés dans leur zone d’habitation.
Mais, bien avant ceux de la Brookings Institution, la plupart des travaux valident l’hypothèse d’Oswald. Dès 2003, et à nouveau en 2009, des chercheurs français (université de Lyon) ont établi que les chômeurs propriétaires de leur logement restaient plus longtemps sans emploi.Dans une étude publiée en 2011, intitulée Houses and/or jobs, trois universitaires de l’université de Gand, ayant travaillé sur 42 arrondissements belges et sur longue période (de 1970 à 2005), montrent qu’une augmentation d’un point de la proportion de propriétaires se traduit par une augmentation de 0,3 point du taux de chômage. « L’effet Oswald » est important, son poids statistique étant presque la moitié de celui dû à une augmentation des coûts du travail.
Cela dit, il se réduit quand le niveau de qualification augmente et dans les régions les plus dynamiques. Il s’accroît dans les régions les plus peuplées, et dans celles qui se trouvent à proximité de frontières de langues ou de pays. L’OCDE de son côté (en 2011) a calculé qu’un propriétaire a une probabilité de déménager inférieure de 9 à 13 p.c. à celle d’un locataire.
Reste à savoir quelles conséquences on peut en tirer de cette validation. Andrew Oswald préconisait tout uniment de réduire le pourcentage de propriétaires en leur supprimant les aides financières et fiscales. C’est oublier que la propriété de son logement, qui correspond à un besoin de base auquel il ne serait pas pertinent de s’opposer, comporte aussi de nombreux avantages en termes de stabilité professionnelle, d’accumulation du capital et de qualité des relations sociales.
L’OCDE suggère plutôt d’agir sur les coûts entraînés par l’achat et la vente de logements (frais de notaire, commissions d’intermédiaires, coûts administratifs, droits de mutation), qui entravent la mobilité. Ils diffèrent énormément d’un pays à l’autre, s’échelonnant entre au moins 14 pour cent de la valeur du bien en Belgique, en France et en Grèce, à moins de 4 au Danemark et en Islande. On a pu calculer que si en Grèce, on ramenait les coûts de transaction au niveau moyen des autres pays, on augmenterait la probabilité annuelle de déménager d’environ 0,5 point.
Il faudrait parallèlement agir sur l’offre de logements dans les régions les plus dynamiques, celles où la demande est la plus élevée. Une offre peu élastique fait monter les prix et décourage la mobilité. À titre d’exemple en France, le prix moyen d’un appartement (dans l’ancien), inférieur à 1 300 euros/m2 à Saint Etienne, passe à 2 200 euros à Reims, à 3 900 à Nice et atteint presque 8 500 euros à Paris. L’OCDE a calculé que si aux Pays-Bas, on pouvait augmenter l’élasticité de l’offre de logements jusqu’à la moyenne des pays membres, le taux de mobilité annuelle des ménages se trouverait relevé d’environ 2,3 points.