Qui se souvient encore du « click & mortar » ? C’est sous ce terme, en forme de jeu de mots, que l’on désignait souvent, au début des années 2000, les stratégies de distribution multi-canal, c’est-à-dire la possibilité pour le client d’une entreprise d’accéder à son offre soit dans un point de vente (« mortar ») soit à distance et notamment par Internet (« click »). La banque en a été un terrain privilégié pendant deux décennies. Aujourd’hui, il s’agit davantage d’intégrer le physique et le digital, d’où le terme de « phygital », apparu dans le commerce de détail il y a cinq ou six ans. Mais c’est bien dans la banque que ce concept trouve désormais ses applications les plus nombreuses.
En quoi consiste le phygital ? Les professionnels du commerce reconnaissent volontiers que « le terme est aussi souvent utilisé qu’il est peu expliqué » et que personne ne parle vraiment de la même chose. Dans son acception la plus courante, le phygital désigne l’installation d’outils numériques dans les magasins, de façon à procurer aux clients une « nouvelle expérience » sous la forme d’un meilleur service, plus fluide et plus rapide, et d’une offre élargie. Par exemple dans l’enseigne de décoration française « Maisons du monde » les vendeurs sont tous équipés d’une tablette, qui permet de présenter aux clients l’intégralité des 4 000 références de meubles et des 12 000 articles de décoration, alors que chacun des 288 magasins n’en expose que de six à dix pour cent. Dans ceux qui sont équipés du dispositif (un peu moins de la moitié) il est utilisé avec environ un client sur deux, notamment pour les commandes de meubles. Au total les ventes par tablettes représentent 32 pour cent du chiffre d’affaires, contre 19 pour cent sur le site Internet. Les ventes « classiques » en boutique pèsent désormais pour moins de la moitié du total en valeur.
Les banques ne pouvaient échapper au phénomène, et elles sont même un lieu très favorable à son déploiement, à cause de leurs réseaux. Les banques de détail, un peu partout dans le monde, sont confrontées à une baisse très rapide de la fréquentation de leurs agences. En France, selon l’Observatoire de l’image des banques, la proportion de ceux qui déclarent venir plusieurs fois par mois a été divisée par trois en dix ans pour tomber à vingt pour cent en 2016 (et même à treize pour cent chez les moins de 35 ans !). En mettant à disposition de leurs clients les moyens technologiques d’effectuer leurs opérations à distance, elles sont dans une large mesure les principales responsables de cette situation.
Pour autant elles ont du mal à sacrifier leurs réseaux, car les agences, bien qu’un grand nombre ne soient plus rentables, constituent un patrimoine commercial de première importance où se concluent encore trois quarts des ventes de produits et de services. Il est significatif que des banques en ligne cherchent, autant que possible, à s’appuyer sur un réseau « en dur ». Dans sa communication publicitaire, Hello Bank, la marque de banque en ligne créée par BNP Paribas en 2013, met régulièrement l’accent sur la possibilité de réaliser des opérations matérielles, comme des remises de chèques, dans les quelque 2 200 agences françaises de sa « maison-mère ». Et pour son lancement prévu en France en novembre, Orange Bank, se réclamant clairement d’une approche phygitale, s’appuiera sur quelque 140 de ses 800 boutiques télécom, avec 700 employés dédiés à son offre bancaire. Dans une étude menée récemment au niveau mondial (le Land du 22 septembre) deux tiers des personnes interrogées considéraient que la technologie ne pouvait remplacer le contact humain, surtout lorsque le besoin de conseil se fait sentir.
Mais les banques redoutent aussi les risques d’image et déperdition de clientèle imputables à une politique de réduction trop rapide du nombre net de leurs agences. C’est pourquoi elles ont, dès les années 90, fait feu de tout bois pour tenter de transformer et de valoriser leurs agences, allant jusqu’à faire appel aux techniques du « marketing olfactif ». Depuis quelque temps déjà, les outils digitaux tiennent une place centrale dans cet effort de re-configuration, comme le montre le « concept store » ouvert par BNP Paribas à Paris fin 2010.
L’apparition du terme « phygital » dans la banque de détail peut être datée de juillet 2013, avec un document publié par l’EFMA (acronyme anglais de l’Association européenne de marketing financier) et le cabinet Kurt Salmon, intitulé « Phygital and other digital challenges for retail banks ». Fin octobre 2017, lors de la cinquième édition de ses « Distribution & Marketing Innovations Awards », l’EFMA décernera une récompense pour la première fois dans la catégorie « phygital distribution » avec six nominations, dont deux banques indiennes, une brésilienne, une coréenne, une polonaise et une allemande. Les innovations foisonnent, avec comme pivot les « guichets automatiques avancés », écrans tactiles dotés de fonctionnalités nouvelles (scanning, messagerie sécurisée, visioconférence, simulations, souscriptions simples) et des applications spécifiques sur smartphone, comme la gestion des files d’attente ou la reconnaissance de l’arrivée du client en agence.
Mais 2017 est aussi l’année où le phygital a fait son apparition dans d’autres domaines de l’activité bancaire, comme le montrent deux exemples très récents. Début septembre, la filiale française d’HSBC a inauguré à Paris tout près de l’Opéra un centre d’affaires dédié aux start-up et aux petites entreprises (moins de deux millions d’euros de chiffre d’affaires). Baptisé « Live », il se veut « un modèle hybride qui conjugue l’expertise et la stabilité d’une grande banque et la fluidité et la réactivité du digital ». Il s’agit de permettre aux entrepreneurs de réaliser la quasi-totalité de leurs opérations quotidiennes à distance, avec des fonctionnalités nouvelles et une grande rapidité, tout en bénéficiant en cas de besoin des conseils « en face-à-face » d’une quarantaine de chargés d’affaires attitrés. Ces derniers incarnent la dimension « physique » du concept, davantage que les locaux où les clients ne sont pas supposés venir régulièrement. Les collaborateurs se rendent dans l’entreprise où ils peuvent faire usage d’outils digitaux quasi identiques à ceux que les clients utilisent habituellement.
Début octobre, la SGBT, filiale luxembourgeoise de la Société Générale, a inauguré de nouveaux locaux. Comme il sied à une banque ayant une importante activité de private banking, un gros travail a été réalisé pour l’accueil des clients, en termes d’architecture intérieure (parois à translucidité variable), de décoration (couleurs, photographies artistiques) et même de bruit et d’odeurs (recours à un acousticien et à un parfumeur).
Une place particulière a été faite au digital, « le bâtiment ayant pour vocation d’être un lieu innovant en termes d’outils numériques ». À cette occasion le terme de phygital n’a pas été prononcé ni écrit. Néanmoins Jeanne Duvoux, directrice générale adjointe en charge des activités de banque privée, ne le réfute pas. Car au-delà de l’agrément procuré aux clients par les nouveaux aménagements, il s’agit bien « d’enrichir et d’approfondir leur expérience bancaire » par l’utilisation d’outils digitaux dont certains ne sont utilisables que dans les locaux de la banque : ainsi la table digitale dont l’installation est prévue prochainement ou les grands écrans de visioconférence, grâce auxquels le client est mis en relation avec des experts délocalisés (à Paris, par exemple) mais en présence de son chargé de relation.
Les collaborateurs peuvent aussi utiliser lors de leurs rendez-vous des outils plus familiers comme les tablettes en s’asseyant aux cotés du client (et non plus en face) ce qui donne à l’entretien une dimension plus conviviale et plus pédagogique, et permet de réaliser plus facilement des présentations de toutes sortes (un aspect des choses également évoqué chez HSBC France), ce qui va dans le sens d’un développement de « l’agilité collaborative au service des clients ».
Malgré son aspect séduisant, le concept de phygital peine tout de même, où qu’il s’applique, à emporter la conviction. Dans le commerce, certains experts se demandent ouvertement s’il ne s’agit pas d’une mode ou d’un coup de com’ car dans ses applications actuelles (qui ne sont pas forcément les plus abouties) les résultats sont mitigés. Du côté des clients, les outils digitaux présents dans les magasins leur facilitent la vie mais ne transforment pas radicalement leur expérience. On est loin de « l’enchantement » promis par certains, dans des magasins « réinventés et augmentés ». Du côté des enseignes, les tablettes, par exemple, sont de bons outils d’aide à la vente, mais leur impact positif sur le chiffre d’affaires atteint rapidement ses limites. En effet, la technologie ne semble pas susceptible de faire revenir les clients dans les points de vente et d’enrayer la baisse de leur fréquentation, qui est générale, de sorte que le quotidien genevois Le Temps titrait en avril dernier que « les centres commerciaux suisses affrontent la peur du vide ».
Ces interrogations valent aussi pour la banque de détail, où l’on commence à avoir un peu de recul. Certaines innovations, même saluées par des récompenses, font un peu figure de gadgets (robots d’accueil humanoïdes), souffrent d’une faible utilisation et ne parviennent pas, en tout état de cause, à résoudre la question de la moindre fréquentation du réseau.
Dans la banque d’entreprises et la banque privée les expériences phygitales sont trop récentes pour prétendre en établir un bilan. Restent quelques impressions. Le fonctionnement du Live d’HSBC ne semble pas fondamentalement différent de celui des 33 autres centres d’affaires de la banque en France. Les outils digitaux sont plus perfectionnés mais la partie « physique » du concept reste traditionnelle et concentrée sur l’intervention des chargés d’affaires, le plus souvent chez le client. Les vraies innovations concernent la cible (même si elle reste encore limitée géographiquement à la région parisienne) et le mode de facturation des services, inspiré de celui des opérateurs de téléphonie mobile.
Richard Lelong, directeur de l’activité Business Banking d’HSBC France, reconnaît que le nouveau concept, s’il devrait permettre de gagner 1 000 à 2 000 nouveaux clients par an, n’est pas destiné à « générer du trafic » c’est-à-dire à faire venir les clients dans le centre d’affaires. De la même manière, dans la banque privée, l’aménagement parfois luxueux des locaux avec ou non présence d’outils numériques, n’est pas principalement destiné à attirer davantage les clients. En raison de la nature de leurs besoins, et souvent de leur éloignement géographique (cas typique de la SGBT dont la clientèle est en majorité internationale) ils se déplacent assez peu dans les agences et reçoivent traditionnellement leurs conseillers à domicile.
Mais dans ces conditions les clients profitent peu, ou rarement, des outils digitaux mis à leur disposition dans les locaux de la banque et des « nouvelles façons d’interagir ». D’autre part les progrès de la technologie conduiront à mettre un jour à la disposition des clients, à distance, les mêmes fonctionnalités que celles qui leur sont actuellement offertes exclusivement « in situ », et ils seront encore moins incités à se déplacer. Finalement, la part du physique dans le phygital risque bien, comme dans le fameux pâté d’alouette, d’être réduite à la portion congrue.