Dans une ville où tout se paie, comment s’autoriser un passe-temps, surtout quand la rentrée d’argent suffit à peine pour vivre ? Alida se rappelle de sa première année d’études universitaires au Limpertsberg : « Pendant les vacances d’été, j’ai pu trouver un petit job dans une pizzeria. Cela m’a tout juste permis de payer mon loyer ». Apparemment la bourse du Cedies (Centre de documentation et d’information sur l’enseignement supérieur) était insuffisante – quoique bienvenue.
Alida Tomeba est doctorante en philosophie à l’Université du Luxembourg. On devine à ses gestes et à son regard expressifs ainsi qu’à son sourire facétieux qui ne la quitte que rarement, une force tranquille et apaisante. Elle continue de sourire, surtout au mot « épargne » que le contribuable associe à la crise, mais qui pour elle et ses camarades de classe, est une réalité de tous les jours, tout ce qu’il y a de plus normal. Dans son milieu, la crise s’appelle galère. Quand on a quitté le Cameroun pour se former dans le pays au PIB par habitant le plus élevé en Europe, comme c’était le cas pour Alida il y a bientôt neuf ans, le mot n’est pas trop fort.
Le voyage initial sur le continent européen a été financé par les parents. C’était en septembre 2001, depuis, Alida a dû se débrouiller. Heureusement, elle avait une grande sœur sur place qui l’a dirigée dans les démarches nécessaires à suivre dans l’octroi d’une bourse et ultérieurement, d’un prêt, toujours auprès du Cedies. Mais la galère a eu vite fait de la rattraper quand, incapable de payer son loyer dans un logement pourtant étudiant, elle s’est retrouvée dans l’obligation d’enchaîner les petits boulots. Babysitting, serveuse, journalisme free-lance, tout était bon à prendre. Elle résume : « Quand tu es à la fac, tu es habitué à la galère. Tu fais avec, en essayant de dénicher les bons plans ».
Ces « bons plans » peuvent être des bons de réduction quand on part faire ses courses ou quand on veut assister à des manifestations culturelles. Elle cite par exemple la playlist du Mudam les mercredis, les soirées découverte tous les jeudis à l’Exit07. Mais, il y a aussi et surtout les vernissages auxquels on participe de manière assidue. Les étudiants – mais pas qu’eux – s’y ruent, et on se doute bien pourquoi.
Si la crise n’a donc pas directement influé sur le quotidien d’Alida, les rumeurs d’une prochaine réduction de l’aide financière aux étudiants, résultant de la résolution du gouvernement de limiter les dépenses, font effet de nuage noir sur les campus. Là, encore, Alida ne se démonte guère : « Ces rumeurs ne datent pas d’hier. Depuis le début de la crise, on parle de réduire les fonds. Moi, j’ai plutôt remarqué une légère hausse, ces dernières années ! » Elle n’est toutefois pas dupe, sa génération a peut-être encore été épargnée, mais il y a tous ceux qui viennent derrière pour qui le vent risque de ne pas être aussi favorable. De toute façon, s’il y a une chose que la crise enseigne, dit Alida, c’est à faire des choix. À elle de donner l’exemple. Doit-elle sortir tous les jours après les cours pour un seul petit verre ou se limiter au week-end pour faire la nouba ? Doit-elle retourner au pays tous les ans ou bien mettre de côté pour se payer le permis de conduire ? Alida n’est retournée qu’une fois au Cameroun, sept ans après son arrivée en Europe.
Il y a deux ans, elle prend des cours de piano, chez un particulier, une fois par semaine. À 30 euros le cours, il est surprenant d’apprendre qu’elle a tenu le rythme et vécu son rêve pendant quatre longs mois. De sa période virtuose, elle rigole et avoue : « Quelqu’un de raisonnable, qui n’a pas beaucoup d’argent, ne devrait pas faire ce que j’ai fait. Mais, à l’époque, j’en avais gagné un peu en donnant des cours de français en privé, et avec ça, j’ai pu assouvir un rêve de petite fille ». Aujourd’hui, Alida regrette. Non pas de s’être ruinée mais d’avoir arrêté de jouer.
Depuis, elle a substitué la course à pied aux caresses des touches ébène et ivoire. « Plus de piano, plus de sport », pour employer ses mots. Dans le même ordre d’idées, elle est passée d’abonnée aux cinémas commerciaux à abonnée à la Cinéma-thèque.
Quand on demande à Alida ce qu’elle pense des associations estudiantines qui pour beaucoup – surtout ceux qui viennent de l’étranger – sont le meilleur, voire le seul moyen d’alléger les coûts tout en participant activement à la vie communautaire et au-delà, elle ne voit pas en elles la solution miracle. Pour elle, des groupes comme le Ceal (Cercle des étudiants africains au Luxembourg) ont beaucoup œuvré pour la valorisation, l’entraide et l’encadrement des Africains, sans pour autant rechercher le dialogue avec d’autres communautés présentes à l’université. Chose qu’elle déplore. Alida observe donc de loin ce qui s’y passe, préférant courir ou se concentrer sur ses cours de piano qu’elle compte reprendre dès qu’elle aura signé son premier vrai contrat. Et ça, elle le promet.