À l’ère de la dématérialisation du support et du peer to peer, la profession de disquaire indépendant n’est, pour beaucoup, plus qu’un vieux métier destiné aux livres d’histoire. À Luxembourg-ville, deux rescapés de l’hécatombe persistent, pourtant, à vouloir vendre du CD comme du conseil, chacun à sa manière.
Véritable matérialisation visuelle du High Fidelity de Nick Hornby, on rentre au CD-Buttek beim Palais comme on entre en religion. Cette boutique, posée à un jet de pierre du Palais grand-ducal, transpire jusque dans le moindre recoin de cette passion protéiforme pour la chose musicale. Flyers, t-shirts à l’effigie des icônes d’hier et d’aujourd’hui et vinyles se disputent les faveurs d’une clientèle que l’on imagine répartie sur plusieurs générations, les quadras furetant dans les allées étroites, au milieu d’un flot de références de groupes voués à l’éternité, les plus jeunes y trouvant la perle du moment grâce au concours – nécessaire – du staff. Loin du capharnaüm, le lieu tient plus de la caverne d’Ali Baba.
Si beaucoup de musiciens du crû y ont leurs appartements, c’est parce que le gérant des lieux, Pierre Delhalt, véritable figure historique de la profession à Luxembourg, n’est probablement pas étranger à la constitution de leur bagage artistique. Un bastion-repaire, aux antipodes du Réservoir, que l’on ne découvre qu’au prix d’une percée dans la Galerie Neuberg de la Grand-rue. Lumière crûe et enceintes distillant, le plus régulièrement, un rock indépendant façon Editors, le Réservoir a choisi de miser, dans sa récente refonte, sur la clarté et la signalétique. Véritables gardiennes du temple, les nouveautés s’imposent aux visiteurs et donnent, d’emblée, la tonalité du lieu. On entre ici pour dénicher le groupe de demain, le coffret « édition spéciale » de son groupe préféré, pour acquérir le dernier CD du groupe programmé dans les semaines à venir ou s’offrir un vinyle de trip-hop. Mais aussi, depuis quelques années et avec une influence croissante, pour s’assurer d’un grand choix de DVD et de jeux vidéo, l’étage du Réservoir étant même devenu le point de passage obligé de toute une génération de hardcore gamers.
Une décennie d’exercice et un catalogue les sépare, une façon de concevoir l’accueil aussi. Comme leurs lieux le laissent deviner, le discret Pierre Delhalt et le volubile Fabrice Jung ne se seraient probablement pas trouvé beaucoup d’accointances il y a quelques années encore, lorsque la guerre faisait rage entre la poignée de professionnels installés dans la capitale luxembourgeoise. Aujourd’hui, faisant face à une loi naturelle prônant le regroupement des espèces en voie de disparition, ils entretiennent, malgré des références et clientèles sinon complémentaires, pour le moins différentes, un discours très uniforme, à commencer par un surprenant optimisme de circonstance.
Pierre Delhalt : « Nous avons peut-être réussi à tenir jusque-là avant tout parce que nous sommes restés, quel que soit le contexte, au service du client. Nous prenons, avec ces difficultés, toute la mesure de cette logique de fidélisation. Maintenant il faut être réaliste. Si l’on s’en sort, tant bien que mal, c’est aussi parce que nous sommes moins nombreux à nous partager les parts du gâteau… ». Une appréciation du paradoxe pleinement partagée par Fabrice Jung : « C’est triste à dire, mais c’est un calcul vite fait. La grande distribution a choisi de se concentrer sur le Top 20. Cela nous laisse un grand terrain de chasse à couvrir. Alors certes, il y a la vente en ligne, ces centrales d’achat surdimensionnées qui vendent les albums au prix où nous les achetons, mais il reste, heureusement, des passionnés avides de nouveautés, d’exclusivités ou de découvertes. On les connaît et on sait les orienter, c’est pour cela qu’ils reviennent. Et puis nous avons la chance, au Luxembourg, de disposer d’une population dont le pouvoir d’achat a été moins attaqué que chez nos voisins… » se console-t-il.
Si toute profession est appelée à évoluer, celle de disquaire a dû, en quelques années seulement, se réinventer en profondeur. Et c’est dans la diversification qu’est apparue la première piste, quitte à remonter à la source. Pierre Delhalt : « Il y a, depuis deux ans environ, une réappropriation du vinyle. Cela a permis de compenser un peu la chute ». Du côté du Réservoir, l’espace linéaire accordé au support laisse penser qu’il ne s’agit pas que d’un épiphénomène. Fabrice Jung : « On assiste à l’émergence d’une nouvelle génération, âgée de quatorze à vingt ans, grosse consommatrice de vinyles, notamment pour tout ce qui concerne la nouvelle scène ‘branchée’. En 1992, nous ne vendions que du CD. En 1998, nous nous étions ouverts au DVD. En 2006, nous avions commencé à proposer du jeu vidéo, puis il y a eu le Blu-Ray… Et voilà le retour du vinyle. Pour survivre, nous devons nous adapter aux modes et nous montrer extrêmement réactifs ».
Avec, en constat de fond, une réduction significative de la durée de vie du produit. Fabrice Jung : « C’est l’une des réalités les plus saisissantes de l’époque. Aujourd’hui, la majorité des artistes et films ne disposent, à leur sortie, que d’une exposition d’environ trois semaines avant de se faire engloutir par d’autres nouveautés, » explique-t-il, un rien fataliste.
Avec ces constats aisément partagés, on pourrait croire le sujet clos et la cause entendue. Pourtant, ce qui mine le plus ces derniers ambassadeurs du genre, ce n’est pas l’engouement autour du mp3 ou le piratage, mais bien leur abandon par ceux qui furent, autrefois, leurs partenaires. Pierre Delhalt : « Nous avons notamment fait beaucoup, pendant des années, pour les salles de spectacles locales. Et puis, un jour, on nous a demandé de nous équiper en billetteries électroniques. N’ayant pas les moyens d’acquérir cet équipement particulièrement onéreux, nous avons perdu les bénéfices liés à cette vente de tickets et la fréquentation qui va avec. C’est extrêmement décevant lorsque l’on se souvient du parcours que nous avons accompli ensemble ».
Particulièrement sensible sur le sujet, Fabrice Jung rajoute, dans la colonne des pertes, celle des Majors : « Nous ne sommes plus approvisionnés, point. On a assisté, progressivement, à la disparition des représentants, puis on nous a gentiment expliqué que nous ne représentions pas un volume de vente assez important. C’est d’autant plus ridicule que pour prendre le seul exemple du groupe Them Crooked Vultures, nous avons quand même vendu plus de 500 pièces du dernier album en très peu de temps. Si l’on additionne tous les points de vente indépendants, c’est un énorme manque à gagner pour ces Majors, qui passent leur temps à se plaindre de la chute des ventes. C’est presque risible ».
Tourné, notamment, vers la scène alternative, Fabrice Jung a désormais recours à l’achat en direct, à l’import : « Je m’intéresse à l’actualité anglo-saxonne et allemande, je cherche à me différencier en proposant des produits exclusifs ou en me procurant les nouveautés au plus près de leur sortie. C’est tout un circuit d’approvisionnement qu’il a fallu reconstituer ». Pour Pierre Delhalt, qui travaille depuis de longues années avec un intermédiaire, le problème est différent : « Ce retournement des Majors nous a, de fait, moins frappé de front, car notre distributeur est toujours achalandé, grâce au volume global qu’il génère. Mais personne ne peut dire ce que l’avenir nous réserve. Il ne me reste que quelques années avant de prendre ma retraite, mon seul objectif est désormais de tenir jusque-là et de continuer à conseiller au mieux ceux qui me sont restés fidèles ». Et lorsque vous l’interrogez sur sa succession ou l’éventualité d’une reprise de son affaire, un sourire en coin sert de réponse : « Je vois difficilement quelqu’un s’engager dans une entreprise devenue aussi périlleuse ».
Dans quelques années, Le Réservoir pourrait donc servir de dernier mohican, le reste du paysage se partageant entre des chaînes franchisées pauvrement achalandées et une grande distribution ne régurgitant que les crêtes des charts. Inutile également d’espérer, à court terme, l’apparition d’une grande chaîne culturelle, l’absence d’espaces commerciaux adaptés à Luxembourg, la complexité de gestion d’un catalogue transnational et le lobbying très efficace exercé, notamment, par les libraires locaux ayant refroidi les ambitions des maisons de type Fnac. Même la scène musicale locale semble s’être résignée. Elle élabore actuellement un réseau de distribution indépendant, censé compenser cette raréfaction des bacs à CD. Fabrice Jung : « Même si le choix est vaste, on est bien conscient que l’on est meilleur sur l’achat compulsif et le conseil que sur le fond de catalogue. Mais on sait également où se procurer ce que l’on n’a pas en stock. D’ailleurs nos clients ne s’y trompent pas. 70 pour cent de ceux qui franchissent la porte du magasin repartent avec quelque chose ».