Les éditions Schortgen viennent de publier Nous sommes tous des migrants, un essai épistolaire à dix mains, c’est-à-dire la correspondance (électronique, comme il se doit de nos jours) entre Giulio-Enrico Pisani et Jalel El Gharbi, Anita Ahunon-Munoz (animatrice d’ateliers d’écriture pour les immigrés à Perpignan), Laurent Mignon et Afaf Zourgani (jeune poétesse marocaine, travaille pour le magazine Femmes du Maroc). L’introduction est de Mario Hirsch, le post-scriptum de Nic Klecker. Le jeune Laurent Fels a participé au projet avec une seule lettre.
Le sujet de cet essai est d’une actualité cruciale, et le traiter correctement, de façon juste, une entreprise extrêmement délicate. Selon les mots de l’auteur principal de cet essai, Giulio-Enrico Pisani, il s’agit de « lancer une campagne d’estime envers l’immigré » et d’« honorer [par les mots] les nombreux morts et, surtout, les survivants, tout en leur rendant cette fierté à laquelle – insultés, poursuivis, arrêtés, enfermés, humiliés, ils n’ont plus courage de croire ».
Noble dessein en somme. Et les cinq auteurs de montrer du doigt toutes les injustices : les conditions misérables des migrants, les lois cruelles des pays accueillants, les voyages mortifères organisés par les mafias de l’émigration clandestine, mais aussi la corruption des dirigeants politiques, l’inéquitable distribution des richesses, les privilèges des uns, ceux du Nord comme disent les auteurs, la misère des autres, ceux du Sud, forcément.
À l’origine de cet essai se trouve le texte d’une conférence donnée par Jalel El Gharbi lors du colloque sur l’Identité culturelle et les défis du dialogue interculturel qui s’est tenu à Luxembourg en 2007 et qui a frappé Giulio-Enrico Pisani : « […] l’immigré clandestin qui aurait pu être le parangon de l’insoumission du désir et de l’élan n’est qu’une figure insoutenable de la disparité nord sud : une image honteuse. L’immigré clandestin est une figure qui aurait pu être poétique. »
Les discussions qui s’ensuivent tournent donc autour d’une certaine poésie de l’immigration, d’un certain héroïsme attribué aux migrants, vu leur désir ou leur nécessité de partir, d’entreprendre un voyage au péril de leur vie pour tenter de se sortir de la misère, de survivre. Les auteurs finissent, non sans raison, par les comparer aux héros des épopées antiques, et leurs exodes aux grands exodes de l’Histoire.Mais l’on craint un peu, à la lecture de livre, que certains auteurs cherchent moins à offrir le peu qu’ils ont (des mots encore et toujours) aux opprimés de cette terre, que de se mettre en avant eux-mêmes, leur oh si grande colère contre ces « fous qui nous gouvernent », ainsi que leur empathie qui ne se transforme que trop rapidement en pathos. Le style un peu grandiloquent de certaines des « lettres » en dit long. Giulio-Enrico Pisani à Jalel El Gharbi : « […] comment ta réponse à ma dernière lettre serait-elle trop brève, lorsqu’elle m’offre, outre l’intensité du contenu et la limpidité de la formulation de ta pensée, une percée significative au fin fond de ton âme. » Et ainsi de suite.
Évidemment, l’éternelle question de la littérature engagée se pose assez rapidement. Laurent Mignon la formule ainsi : « N’y a-t-il pas un certain risque, un risque certain même que la poétisation de l’opprimé – donc aussi du clandestin – ne voile sa terrible condition, que l’image poétique ne prenne la place de la réalité et nous empêche d’agir ? » La question, très pertinente, si face à un cadavre la littérature est encore légitime. « Plutôt que de vouloir saisir le calame, la main ne devrait-elle pas plutôt se tendre vers le naufragé ? », demande encore Laurent Mignon. Giulio-Enrico Pisani lui donne la réponse à laquelle on s’attend de la part d’un parfait intellectuel engagé et qui, en somme, ne veut pas dire grand’chose : « Et je ne puis qu’y répondre : c’est ce que nous tentons de faire… mais sans lâcher le calame pour autant. N’est-il pas notre seule arme ? »
Il est clair qu’un tel sujet, sensible s’il en est, suscite de l’émotion, de l’enthousiasme, de la colère, il est clair aussi que des écrivains de tous les temps veulent croire leurs textes (ou la littérature tout court) capables de sensibiliser les masses et de redonner de la dignité aux humiliés, mais il ne faut pas oublier que, au lieu d’offrir « des mots d’amour, des mots d’estime » aux immigrés clandestins traités comme du bétail par nos autorités, ne vaudrait-il pas mieux leur fournir des valeurs sûres : chaussures, chaussettes, caleçons, pantalons et t-shirts, eau, nourriture, sucre, cigarettes, savon et autres articles d’hygiène…
Giulio-Enrico Pisani avec Jalel El Gharbi, Anita Ahunon-Munoz, Laurent Mignon, Afaf Zourgani : Nous sommes tous des migrants ; Éditions Schortgen, 2009, 109p. ; ISBN978-2-87953-071-0