Dans le défilé des couvre-chefs féminins, tous plus fous les uns que les autres, qui paraderont ce dimanche, jour de fête nationale, à la cathédrale pour le Te-deum, il y aura celui d’une jeune musulmane choisie par la shoura, l’assemblée de la communauté musulmane du grand-duché, pour y dire la Fatiha, la prière la plus célèbre de l’islam, qui n’est d’ailleurs pas sans similitudes avec le Notre père du culte catholique. Les principales religions pratiquées au Luxembourg – conventionnées ou non, comme c’est encore le cas de l’islam –, ainsi que leurs figures de proue seront représentées pour y faire tour à tour une invocation en signe d’allégeance au pays, à la couronne et à une Constitution censée garantir la liberté de pensée et l’égalité de ses citoyens.
L’image idyllique de cette jeune fille voilée, symbole d’une intégration réussie dans la société grand-ducale, qui fera sans doute le buzz de ce 23 juin, avec la manifestation prévue place Clairefontaine pour réclamer la tête de Jean-Claude Juncker et des élections anticipées, est encore une de ces couleuvres que les autorités vont tenter de faire avaler à la population pour afficher le semblant d’unité d’un pays qui traverse une crise institutionnelle sans pareil. Le Te-Deum étant devenu de toute façon un Ovni dans la population luxembourgeoise, qui, si les cadors de la politique ne s’en sont pas encore rendus compte, est de plus en plus nombreuse à réclamer la rupture entre l’État et la religion. Et les musulmans dans tout ça, qui mettent les autorités au pied du mur de ses propres incohérences et entretiennent la pétaudière. La majorité politique actuelle n’est pas prête de rompre ses liens traditionnels avec le religieux bon ton, mais elle ne semble pas chaude non plus, face à l’intolérance et à la radicalisation d’une frange de la population touchée par la crise et le chômage, à faire payer des imans ni à financer la construction de mosquées par le denier public, ainsi que l’apprentissage du coran dans les écoles et lycées, comme cela se fait pourtant avec les autres cultes.
Sauf que la shoura n’entend plus se laisser raconter des histoires, ni se faire mener en bateau par un gouvernement qui montre si peu d’inclinaison à la neutralité religieuse. Pas plus qu’il ne semble vouloir en terminer une fois pour toute avec l’arrosage public des cultes, à commencer par celui de l’Église catholique, comme l’indiquent clairement les signaux en provenance de la Commission parlementaire des institutions et de la révision constitutionnelle.
Depuis qu’il a pris le relais de ministre des Cultes des mains de François Biltgen, CSV, Jean-Claude Juncker, lui aussi CSV, a reçu, outre une question parlementaire piégeuse sur les relations entre l’État et les cultes du député des Verts Claude Adam et pour laquelle il a jusqu’à la mi-juillet pour répondre, deux lettres de la part de la communauté musulmane, restées jusqu’ici elles aussi sans réponse. Juncker a prévu de conférer avec un de ses conseillers sur la question des cultes dans les deux semaines. Il s’agit d’abord de dresser un agenda pour la finalisation du rapport d’experts consacré aux futures relations entre l’État et les différents cultes présents au grand-duché et destiné à la Chambre des députés. Suite à la démission de François Biltgen du gouvernement, une réunion devant marquer l’une des ultimes étapes des conclusions du rapport d’experts, initialement fixée au 3 juin dernier, a été annulée et aucune nouvelle date n’a encore été prévue. La réponse à la question parlementaire des Verts devrait à tout le moins annoncer un nouveau calendrier pour le troisième et dernier round des négociations entre les experts du culte, le ministère de l’Intérieur et le syndicat des communes. L’ordre du jour, sans lien direct avec le conventionnement de l’islam d’ailleurs, mais qui n’en est pas non plus totalement déconnecté, portera essentiellement sur le financement des fabriques d’Église par les communes.
Il faudra bien aussi que lorsqu’ils se verront les yeux dans les yeux, le Premier ministre et son conseiller pour les cultes répondent par oui ou par non à la demande d’entrevue que les représentants de la shoura réclament à Jean-Claude Juncker. Jusqu’à présent, ce dernier a fait le mort. Sans doute parce qu’il a bien d’autres problèmes à régler – comme celui de sauver son gouvernement noyé dans les scandales à répétition – que celui de la seconde religion du pays qui lui réclame de l’argent et un traitement équitable.
Une première lettre datée du 10 mai dernier faisant l’inventaire des discriminations dont les musulmans sont les victimes étant restée sans réponse, les musulmans ont remis le couvert un mois plus tard en adressant à Jean-Claude Juncker une véritable mise en demeure d’entreprendre enfin quelque chose pour mettre fin aux discriminations et leur tendre la main. Au risque, sinon, de voir son gouvernement traîné devant la justice nationale et jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg s’il le faut, et accessoirement se faire dénoncer dans les médias internationaux et par les ONG humanitaires pour violation non seulement des droits de l’homme, mais aussi du Traité européen. L’image de Jean-Claude Juncker, le chantre de plus d’Europe, le héros de Dublin, l’homme des compromis pour sauver l’unité des 27, ramené au rang d’un paria de type Viktor Orban, bafouant le droit et les traités de l’UE ? Provocateur, le message de la shoura, signé de son président Sabahudin Selimovic, exprime surtout la lassitude des musulmans à voir reconnaître officiellement leur religion par l’État luxembourgeois et bénéficier du même soutien financier que les catholiques, les protestants, les juifs, les anglicans et les orthodoxes, tous conventionnés. Les conditions que les autorités leur avaient posées pour donner le feu vert au conventionnement sont remplies, assurent-ils : respect de la Constitution et un interlocuteur unique pour discuter. Pour ce qui est du second point, plus aucune discussion n’est possible : la shoura a été mise en place en 2003, regroupant six centre culturels et mosquées, à l’exclusion des deux centres salafistes identifiés dans le pays et prônant un islam radical. Quant au respect de la Constitution, la shoura renvoie la balle au gouvernement de Jean-Claude Juncker qui viole ses propres engagements à garantir l’égalité des citoyens inscrits précisément dans sa Constitution et à assurer la neutralité de l’État en matière religieuse, qui est aussi un droit fondamental ancré dans la déclaration des droits de l’homme du 10 décembre 1948.
Il n’y a là rien de nouveau – et au ministère d’État, on admet qu’il y a discrimination à exclure l’islam de l’arrosage des fonds publics, mais on renvoie commodément la balle à la Chambre des députés, qui devra faire des choix cornéliens sur le sort que l’État accordera aux différents cultes : soit laisser le soin aux croyants d’une religion, quelle qu’elle soit, d’assumer eux-mêmes les frais liés à leur pratique, ce que font d’ailleurs actuellement les musulmans qui se cotisent ou qui quémandent le soutien financier de monarchies du golfe, comme le Qatar, soit arroser tout le monde sans distinction et en fonction de critères objectifs comme le nombre d’adeptes. Ces choix ne font désormais plus de doute, à moins d’un changement de majorité. Dans sa réunion du 24 avril dernier, la Commission parlementaire des institutions et de la révision constitutionnelle a proposé l’adoption d’une loi cadre pour le conventionnement des cultes. Ce qui, de facto, signifie que la shoura devra encore ronger son frein avant de recevoir un chèque de l’État luxembourgeois. Et rien ne devrait se passer avant les élections de mai 2014. Les musulmans estiment là qu’ils ont été « bernés et humiliés » par le gouvernement, ce qui ressort d’une des lettres adressées à Jean-Claude Juncker : « La shoura est d’avis que le cynisme politique a atteint sur ce point son apogée, sachant que le seul culte restant à conventionner dans le pays est le culte musulman ». Les musulmans ne pensent pas moins de mal du rapport d’experts que le gouvernement a commandé et dont la finalisation est suspendue à une ultime réunion qui vient d’être annulée, sans qu’une nouvelle date n’ait été fixée. Et comme le signale encore le président de la shoura dans sa lettre, aucune des missions confiée aux experts étrangers n’est en relation avec le conventionnement du culte musulman. « Il nous semble évident, écrit-il, que la commande de ce rapport et son instrumentalisation n’étaient une fois de plus qu’une manœuvre dilatoire pour attendre les prochaines élections législatives de 2014 sans conventionner le culte musulman. »
La communauté musulmane met donc Jean-Claude Juncker sous pression en en demeure d’ouvrir « immédiatement » des discussions sur le conventionnement. Et pose ses conditions préalables : « l’adoption d’un calendrier précis et formalisé de la procédure d’adoption de la loi du conventionnement qui devrait être adoptée avant les prochaines élections législatives de mai 2014 ». La question est de savoir si l’assemblée des musulmans luxembourgeois parle sérieusement et si elle est déterminée à aller jusqu’au bout de son ultimatum à Juncker. Elle en donne l’impression, à la lire : « La shoura fera parvenir des plaintes officielles aux instances communautaires et internationales suivantes, 1) la Commission européenne pour non-respect du droit communautaire ; 2) commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe ; 3) commission consultative des droits de l’homme ; 4) Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ; 5) Organisation des nNations unies ». La liste ne serait pas exhaustive.
C’est à se demander si Jean-Claude Juncker, en reprenant le département des Cultes des mains de François Biltgen, qui avait réussi à garder le couvercle fermé sur la question musulmane, ne cherche pas lui-même à se prendre la cocotte-minute en pleine tête, comme si toutes ses autres casseroles ne lui suffisaient pas déjà. Mais peut-être n’a-t-il trouvé personne d’assez courageux parmi ses ministres du CSV pour endosser cette responsabilité.