« Je n’ai pas voulu donner congé à mes doigts ». Resté contre son gré à Paris depuis mars, loin de sa ville de Kinshasa, Chéri Samba a continué son œuvre. « Là où j’étais, je voulais faire travailler mes doigts. C’est pourquoi j’ai peint On est tous pareils et Merci, merci je suis dans la zone verte », explique le peintre congolais, en présentant ses tout derniers tableaux à la galerie Magnin-A, près de Bastille. Une dizaine de ses œuvres y sont exposées, avec celles de deux autres artistes kinois aujourd’hui décédés, Moke et Bodys Isek Kingelez, pour l’exposition Kings of Kin, en partenariat avec la galerie Natalie Seroussi.
À 63 ans, Chéri Samba est une des figures majeures de l’art africain contemporain. Autodidacte assumé, sa renommée n’a cessé de monter au fil d’une série d’expositions, dont trois à Paris ont constitué des étapes majeures : Les Magiciens de la terre en 1989 au Centre Pompidou et à La Villette, puis J’aime Chéri Samba en 2004 et Beauté Congo en 2015, toutes deux à la Fondation Cartier. Mais cette reconnaissance, il la doit évidemment avant tout à ses œuvres, qui rencontrent à chaque exposition un succès renouvelé, sont désormais exposées dans les grands musées et se vendent plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Des toiles de grands formats aux couleurs vives et aux contours nets, où l’artiste se représente souvent lui-même, inspirées par l’art de rue et la bande dessinée, comme pour dédramatiser les satires et messages sérieux (contre le racisme, le colonialisme, la corruption, etc.) que l’artiste fait passer en ajoutant parfois des textes (la « griffe sambaïenne »). Samba revendique la paternité de l’expression « peinture populaire », art du quotidien qui se veut aisément compréhensible, mais pas au sens d’art naïf.
Sans l’épidémie de Covid, celui que Le Monde qualifie désormais d’« icône » de l’art contemporain africain serait depuis longtemps rentré dans son pays. On n’a donc pas boudé notre plaisir de le rencontrer. Franc parler et humour gouailleur, en veste de survêtement noire et pantalon rouge, Chéri Samba reçoit avec son marchand et complice, André Magnin, dans la galerie que ce dernier a ouverte il y a deux ans. Dans On est tous pareils, sa dernière toile, il a reproduit le visage de sa fille avec six couleurs de peaux différentes (métis, rouge, albinos, blanc, noir, jaune). Des visages peints en spirales, comme une peau d’orange épluchée, ce qui les inscrits dans la continuité de J’aime la couleur (2003), son tableau-phare dont il a réalisé de nombreuses répliques.
« Dans J’aime la couleur, je disais que tout le monde est pareil, qu’on ne devrait pas se disputer à cause de notre différence de peau. Mais les gens n’ont pas compris. Alors je répète », explique-t-il. « Tout ce que je prône, c’est la diversité des couleurs. Acceptons-nous comme nous sommes, soyons égaux, laissons tomber le racisme. C’est pourquoi j’ai peint ce tableau avec ces six couleurs un peu différentes, que nous devons respecter. Que nous devons aimer », ajoute-t-il, d’un beau ton de voix, plus doux, sur le verbe « aimer ».
Sa réflexion sur les couleurs et à la hauteur de l’usage qu’il en fait dans ses tableaux : intensive. Opposé aux hiérarchies raciales, il dit ne pas accepter l’expression « gens de couleur ». Car « il n’y a pas de gens sans couleur. Le blanc, c’est une couleur ». Pour lui-même, il refuse le terme de « Noir », et confie s’habiller parfois en noir lors des interviews, pour bien différencier sa peau brune, même si les journalistes n’y prêtent guère attention. « Oui, je le fais exprès, et voyez, il y a une grande différence ! ». De fait, au niveau de son poignet, l’habit est noir, sa peau bien plus claire.
Attention donc, Chéri Samba n’aime pas les étiquettes. Surtout pas être catalogué, encore moins être enfermé. Ne regrette-t-il pas de n’être acheté que par des Européens, et très peu d’Africains, comme on a cru le lire ? « La façon dont vous avez compris est un peu erronée. Bien sûr que mes origines sont africaines, mais moi je ne suis pas un peintre sectoriel. Je ne voudrais pas qu’on me mette dans une calebasse. Chéri Samba, c’est un peintre universel. »
Et de rappeler sa toile Après le 11 SEP 2001 (2002), « ça, ce n’est pas l’Afrique », ou encore La vraie carte du monde (2011), où il se représente au centre d’une planisphère inversée. « Moi, je vise le monde entier », tranche-t-il. Voici donc où en est Samba, après bientôt 50 ans de peinture : mégalo attachant (il s’est peint à côté de Picasso dans Quel avenir pour notre art ?, 1997), fier d’être Congolais, mais dont l’œuvre dépasse le continent africain.
Très attaché à Kinshasa qui lui manque, il loue les ancêtres (comme dans Hommage aux anciens créateurs, 1999) et se dit « très fier que la relève soit assurée » dans la peinture congolaise, comme avec JP Mika qu’il a formé dans son atelier. Il critique les colons, qui ont fait disparaître le K de Kongo (Falsifier un nom, c’est dénaturer son porteur, 1997). Et discrètement, dans un portrait de Patrice Lumumba, représenté entre Mandela et Obama (Oui, il faut réfléchir, 2011), il a peint un fond constitué d’une dent et de la carte de l’Afrique qui se répètent à l’infini. La dent, c’est tout ce qu’il reste du corps du martyr de l’indépendance congolaise, dissous à l’acide une nuit d’horreur de 1961, pour le priver d’une tombe qui pourrait devenir lieu de recueillement. Dent qui doit justement être restituée par la Belgique à la République démocratique du Congo (RDC) l’an prochain…
Mais Samba n’est pas pour autant complaisant avec l’Afrique. « Moi je pense que toute notre force vient de nos ancêtres. Quand on oublie ses ancêtres, on est perdu. Et beaucoup de gens en Afrique sont perdus. Ils se confient à des ancêtres qui ne sont pas les leurs, et le résultat est toujours négatif ». Quant aux restitutions d’art africain, en débat actuellement en France, c’est une bonne chose car ‘ces œuvres nous appartiennent’, mais « d’abord, il faut des espaces appropriés pour les accueillir ».
On revient alors à son tableau du printemps, Merci, merci je suis dans la zone verte, où ils se représente, guilleret, en équilibre sur un tourbillon vert. C’est lors du déconfinement, quand Paris est passé de zone rouge à verte, « ça a libéré beaucoup de gens », dit-il. On répond qu’effectivement, on a été un jour en forêt de Fontainebleau, et ça a été notre zone verte. « Voilà, vous voyez bien, je ne peins pas que des choses sectorielles. La zone verte, ce n’est pas Kinshasa, ça ! André, je me défends quand même, non ? » .