Les statisticiens européens ont passé ces derniers mois à faire d’étranges calculs : « Quantité d’importation = quantité consommée divisée par le facteur pureté ». « Dépenses = quantité consommée multiplié par le prix de rue moyen ». Ces derniers jours, John Haas, un des responsables de la comptabilité nationale au Statec, a donné plus d’interviews à la presse que durant l’entierté de sa carrière, un intérêt public qui semble l’exaspérer et l’amuser au même moment.
La question à laquelle il a dû trouver une réponse quantifiée : Combien pèse le marché de la drogue et de la prostitution en points de PIB ? Dans ses recherches, il a été épaulé par un consultant externe, Jean-Michel Emprou, un des nombreux spécialistes en statistiques qui ont ouvert boutique au Luxembourg dans le sillage d’Eurostat. Haas et Emprou ont collecté pendant une année des données sur des phénomènes économiques comme la pureté de la cocaïne, le nombre moyen de passes par prostituée ou le prix d’une fellation.
Dans le calcul du PIB, qui recense la production de richesse d’une nation, entrent toutes les trans-actions qui se font sur le marché de « plein gré ». Cela exclut d’office l’esclavagisme, mais aussi des activités économiques comme le racket ou les cambriolages. La décision de l’Union européenne d’intégrer dans les nouvelles normes du système européen des comptes (SEC 2010) la prostitution et les drogues, a fait grincer quelques dents, y inclus au Luxembourg. Or, les questions de moralité ne concernent pas les statisticiens, ils ne font qu’enregistrer ce qu’on leur demande d’enregistrer. Or le nouveau mode de calcul est d’abord un choix de politique budgétaire. En gonflant leur PIB, les États endettés se créent une bulle d’air vis-à-vis des critères de stabilité mesurés en fonction du PIB.
Pour les marchés de la prostitution et des drogues réunis, le Statec arrive à une estimation de quelque 90 millions d’euros de valeur ajoutée, dont la part de lion reviendrait à la prostitution. En pourcentage de PIB, ces deux marchés constitueraient donc entre 0,2 et 0,3 pour cent de l’économie luxembourgeoise, cent fois moins que le secteur financier. C’est une estimation prudente, qui situe le Luxembourg tout en bas de l’échelle européenne, et elle reste sujette à caution. Le Statec aurait aussi bien pu avancer le chiffre de 0,4 ou de 0,5 pour cent du PIB. Mais l’intérêt de ces estimations réside ailleurs. Car la nudité des chiffres et le regard froid et amoral du statisticien rappellent qu’avant d’être des problèmes sociaux et éthiques, la prostitution et la drogue sont des marchés lucratifs, un business. John Haas tient d’emblée à se positionner en dehors des débats enflammés : « Nous mettons les chiffres sur la table, pour que le citoyen sache ce que cela représente ».
Le premier problème était celui du double comptage, raconte Haas, car toute « activité illégale comporte une facette légale » et l’argent sale rentre d’une manière ou d’une autre dans le circuit légal où il sera comptabilisé dans le PIB. Le deuxième problème était celui des sources. Pour mesurer le trafic et la production de drogues, le Statec privilégie l’approche par la demande, pour la prostitution celle par l’offre. Or, combien de kilos d’héroïne sont consommés par an ? Et combien de prostituées offrent leurs services au Luxembourg ? Troisième problème : une saisie importante, une nouvelle filière, une modification législative au Luxembourg ou dans un pays voisin, et le marché marche sur la tête. Comment tenir compte de cette volatilité ? Emprou et Haas sont conscients des points faibles de leur étude, qu’ils veulent « lourde », enregistrant les grandes tendances sur le moyen terme.
Puisqu’un dealer ou une prostituée ne facturent pas de TVA, le Statec a dû péniblement rassembler des indices épars fournis par des acteurs institutionnels, fouillant dans les rapports du ministère de la Santé, de la police judiciaire, des douanes et du ministère de l’Égalité des chances. « On a pioché des informations partout où on pouvait, on les a recoupées et confrontées à d’autres sources, dit Emprou. Nous avons été obligés de faire beaucoup d’hypothèses, qu’on a ensuite testées et validées auprès des experts du terrain ». Or, à refaire le chemin en sens inverse et à réinterroger les experts consultés par Haas et Emprou, on se rend compte que des larges parts de l’économie souterraine restent peu étudiées. Au sein de l’économie submergée, il y a des parts qui sont plus cachées que d’autres..
Certes, les autorités cernent bien le petit milieu des junkies, encerclé et encadré dans le quartier de la gare. On sait qui est qui, et tant qu’y subsiste un équilibre fragile, on préfère ne pas trop le déranger. C’est une scène « ouverte ». La police connaît les prix et ses variations. Elle sait qu’une boule d’héroïne se vend aujourd’hui à environ quinze euros. Le toxicomane qui carbure à cinq doses par jour peut donc plus ou moins financer sa dépendance, même avec un RMG. Chose qui, il y a quinze ans, aurait été impossible. Mais avec la chute des prix, la pureté de l’héroïne s’est elle aussi effondrée. Une dose contient souvent moins de cinq pour cent d’héroïne. La casse des prix a été payée par une baisse de la qualité.
En l’espace de dix ans, le Luxembourg est passé d’un marché avec des produits de bonne qualité mais très chers, à un marché discount pleinement intégré dans les réseaux mondiaux. Dans la chaîne de distribution et de commandement, il se retrouve en bas. Au Luxembourg on ne rencontre guère que de petits revendeurs travaillant sous la supervision de « sales managers » régionaux. Si les bénéfices sont donc comptabilisés dans le PIB luxembourgeois, les bénéficiaires effectifs, eux, sont ailleurs.
Depuis dix ans, tous les observateurs s’attendaient à l’arrivée fracassante des drogues synthétiques sur le marché, or elle n’est pas arrivée. Alors que la méthamphétamine (crystal meth) fait des ravages à travers l’Europe, elle semble être largement passée à côté du Grand-Duché. Idem pour le crack, dont aucune saisie n’a été enregistrée à ce jour. Ce retard surprenant sur les tendances internationales est une des particularités du marché luxembourgeois. Au niveau production, le Luxembourg n’est pas non plus à la pointe : le dernier laboratoire clandestin fut découvert il y a onze ans. Quasi la totalité des drogues vendues au Luxembourg sont des importations en provenance des Pays-Bas, et si le marché hollandais éternue, le quartier de la Gare attrape la grippe.
Sur les consommateurs récréatifs de cocaïne, d’ecstasy et de marijuana, qui ne sont pas rassemblés dans un milieu à ciel ouvert et géographiquement circonscrit, on sait peu de choses. Ils sont moins visibles que les toxicos-dépendants « à temps plein » et socialement stigmatisés. Pour Jean-Michel Emprou, cet angle mort ne fausserait pas trop les statistiques, car « sur le marché de la drogue, ce qui rapporte le plus, c’est l’héroïne. » Or, si la qualité de l’héroïne offerte sur le marché luxembourgeois est devenue de plus en plus crade, on peut toujours trouver de la cocaïne haut de gamme et excessivement chère. Au sein du marché luxembourgeois de la drogue, les inégalités se creusent. En témoignent les prix de la cocaïne (qui s’échelonne de quarante à 250 euros) et de son taux de pureté (entre cinq et 88 pour cent).
Le tourisme à la pompe a compliqué d’avantage la tâche du Statec : les substances illicites saisies sur les autoroutes sont quasi exclusivement à destination d’autres marchés. Si on intégrait ce trafic de transit dans le PIB luxembourgeois, on fausserait les statistiques. Cela explique l’approche comptable par la demande choisie par le Statec. Dans les saisies, les variations d’une année à l’autre sont extrêmes, et un seul coup de filet spectaculaire suffit à faire chavirer la statistique. En plus, la substance n’étant pas encore coupée, les taux de pureté des saisies des autoroutes sont souvent très élevés, faussant en partie les estimations des marges engrangées dans les ventes à la rue.
Trouver la valeur ajoutée produite par la prostitution (une activité qui, en soi, n’est pas illégale), s’avère peut-être encore plus délicat que pour le marché de la drogue. Il y a sept ans, une étude commanditée par le ministère de l’Égalité des chances (Mega) avait tenté de cerner le phénomène, donnant des estimations sur les prix, le « choix » de la clientèle et les pratiques sexuelles en demande (incluant la « sitophilie », l’ « axilisme » et la « klysmaphilie »). Depuis, aucune étude d’envergure n’a été publiée sur le sujet. En 2012, le Mega avait préféré se réfugier dans le métadiscours et avait chargé l’Ilres de faire un sondage « pour constater d’éventuels changements au niveau des attitudes souvent stéréotypées portées par la population luxembourgeoise à l’égard de la prostitution ». À l’heure où le gouvernement vient de décider en catimini de légiférer, on se demande bien sur quelle base.
Bon gré, mal gré, le Statec est donc parti de l’hypothèse de 500 à 700 prostituées. C’est une estimation, car, si la police connaît les prostituées qui font le trottoir, celles qui annoncent via Internet ou Luxbazar passent largement sous le radar. Comme pour le marché de la drogue, il s’agit d’un ensemble très hétéroclite, recouvrant des réalités économiques très diverses allant de la passe payée cinquante euros sur un parking sordide à l’escorte pour HNWI qui facture en centaines d’euros, en passant par de longues séances de SM dans des appartements loués.
Suite au rétrécissement des bonus, la baisse du pouvoir d’achat et la concurrence des eros centers en Allemagne, la demande et les prix auraient chuté sur le marché de la prostitution. Or la pénalisation des clients en France pourrait inverser la tendance. Pour 2015, à l’occasion de la Présidence européenne, on anticipe une hausse du chiffre d’affaires.