Les locataires de l’ancien site d’Express Service, une firme de nettoyage à sec qui a fermé ses portes fin 1996, travaillent dans les vapeurs de perchloréthylène, un puissant solvant, qui entre dans le processus de nettoyage des textiles, hautement toxique pour la santé et peut-être même cancérigène.
Au Pulvermuhl, les concentrations sont anormalement élevées. Les 60 employés des deux entreprises, Artemis Information Management et DS Corporation, implantées dans un bâtiment design de 1 400 m2, jouxtant l’usine de la Secalt, sont tous fatigués et victimes de maux de tête. L’absentéisme y est devenu plus important depuis l’installation de ces deux firmes – ces sociétés n’ont rien à voir entre elles – dans leurs nouveaux locaux à la fin de l’année 2001. Les analyses de l’air ont montré des taux de concentration anormalement élevés de perchloréthylène (PER). L’autre nom pour désigner ce solvant, qui n’a rien d’un produit innocent pour la santé des travailleurs, est le tetrachloréthylène. Même l’eau potable est contaminée bien que les taux relevés apparaissent insignifiants aux yeux des autorités. Pire, des prélèvements sanguins des employés font apparaître la présence de la substance dans leur organisme. Et cela au su des autorités luxembourgeoises qui montrent une hésitation presque coupable dans la gestion de cette affaire et du propriétaire des lieux en délicatesse avec la législation relative aux procédures commodo /incommodo.
L’enfer des salariés des firmes de prestation de services Artemis et DS Corporation, qui louent chacune quelque 700 m2 de bureaux paysagers de ce loft du Pulvermuhl, a commencé moins de six mois après leur aménagement sur un site qui a hébergé pendant des années une exploitation de nettoyage à sec. Express Nettoyage à sec sàrl a cessé ses activités en décembre 1996 dans des conditions plutôt obscures. La liquidation volontaire, qui n’est toujours pas clôturée à ce jour, sept ans après la décision de dissolution de la société, ressemble plutôt à une fuite à l’anglaise : l’exploitant se dérobe aux obligations imposées par la loi sur les établissements dangereux (dite loi commodo/incommodo) lesquelles prévoient lors de l’arrêt de l’exploitation d’une firme classée dangereuse la décontamination de son ancien site. Le ministère de l’Environnement laisse faire. Une indulgence coupable qui pourrait bien se retourner contre l’État.
Laissé à l’abandon pendant plus de deux ans, le site est finalement vendu en décembre 1998 pour une bouchée de pain (360 000 euros) à un entrepreneur luxembourgeois. Une affaire en or, même pour un bâtiment en état de délabrement avancé. Le terrain fait plus de 26 ares. Dans le contrat de vente figure néanmoins une clause de non garantie de l’objet, tant pour le bâtiment que pour l’état du terrain. À l’époque, cette clause n’a pas été contestée par l’acquéreur. L’entrepreneur procède à de « gros travaux de réfection » des lieux en coulant notamment une chape de béton de 30 centimètres sous le bâtiment et en faisant éliminer les vieux réservoirs. Toujours classé « zone d’activité industrielle », le site n’aurait pas été décontaminé selon les normes. Aucune procédure commodo /incommodo pour l’exploitation des surfaces reconverties en bureaux n’a été engagée alors que la législation commodo/incommodo l’impose pour des bâtiments administratifs de plus de 1 200 m2. Le site ayant été subdivisé en deux parties distinctes d’environ 700 m2 chacune (louées à peu près 25 000 euros par mois), le propriétaire a cru pouvoir échapper aux contraintes de la loi. Il rejette d’ailleurs aujourd’hui sur Express Service la responsabilité de la décontamination du site.
Or, comme l’a rappelé Robert Huberty, directeur adjoint de l’Inspection du Travail et des Mines lors d’une réunion en août dernier avec les locataires et le représentant du propriétaire du site ainsi que des fonctionnaires du ministère de la Santé, en l’absence d’une décontamination par Express Services lors de la déclaration de cessation d’activité, il incombait au nouveau propriétaire de le faire avant de transformer un site industriel en bureaux. « La société ne saurait procéder à la location d’un lieu contaminé, sous prétexte qu’il lui a été vendu en tant que tel, » relèvera pour sa part quelques jours plus tard l’avocat de DS Corporation dans une lettre au propriétaire.
Robert Huberty reconnaîtra aussi lors de cette réunion, « la présence anormale de produits toxiques dans le bâtiment » tout en niant cependant les risques graves immédiats. Attitude culottée quand certains scientifiques évoquent les riques de cancer à la suite d’une exposition prolongée à cette substance. Le reponsable de l’ITM demandera en outre au propriétaire de lui fournir dans les meilleurs délais une copie de l’autorisation commodo/incommodo dont l’existence est sérieusement mise en doute. Il exige également la mise en conformité du système d’aération du bâtiment dans les meilleurs délais.
Cette réunion du 8 août dernier permit également au docteur Wadith Jean Batal, médecin du travail au Service national de santé au travail d’affirmer que la santé de la soixantaine d’employés occupant le bâtiment « n’est plus garantie conformément à la loi du 17 juin 1994 sur la santé sur le lieux de travail ». Ce qui veut dire que les employés sont tenus en principe de quitter les lieux à court terme.
D’ailleurs par mesure de précaution, le médecin du travail a exclu les femmes enceintes du site dès qu’il prit connaissance de leurs tests sanguins en juillet dernier.
Les autres salariés, dont les analyses de sang ont fait apparaître des traces de perchloréthylène variant entre deux et six microgrammes par litre alors que la valeur normale pour des personnes non exposées se situe en dessous d’un microgramme par litre, n’ont pas eu droit au même traitement.
Quelques jours après la réunion, le propriétaire enverra à ses locataires une résiliation de leurs baux, tout en les obligeant à respecter le préavis, c’est-à-dire payer les loyers pendant un an encore jusqu’en octobre 2004. Cette procédure est sans doute une manière de tuer dans l’œuf toute velléité de poursuite en dommage et intérêt de la part de ses locataires et qui aurait pu lui coûter cher. Reste à savoir ce qu’il compte faire des bâtiments après le départ de ses locataires et quels sont les moyens que déploieront les autorités luxembourgeoises pour l’obliger à procéder à une décontamination.
Bienvenue dans deux entreprises de prestations de services, Artemis Information Management et DS Corporation, où la plupart des employés présentent les symptômes d’une exposition prolongée au perchloréthylène. Les tests oculaires réalisés auprès de 19 employés ont fait apparaître auprès de dix d’entre eux une dyschromatopsie ainsi que des perburbations des contrastes, des maux inexistants avant leur installation au Pulvermuhl.
Des études effectuées par plusieurs organismes, dont l’indépendance et le sérieux ne peut être mis en doute, montrent que les concentrations élevées de ces substances dans l’air ambiant de l’immeuble mais aussi dans l’organisme de certains employés qui y travaillent.
Ainsi les analyses de l’air réalisées au mois de juin dernier par la firme Luxcontrol, membre du groupe TUV Rheinland, font-elles état de « valeurs fortement élevées » pour le tétrachloréthylène : 4545 microgrammes/m3 dans les bureaux de Artemis et 930 microgrammes/m3 au siège de DS Corporation. S’il n’existe pas au Luxembourg de valeurs limites pour cette substance, en Allemagne, pays qui sert souvent de référence aux autorités luxembourgeoises, le Bundesgesundheitamt a tout de même relevé des valeurs se situant entre 1,5f microgrammes pour la moyenne et de 27 microgrammes pour le maximum lors d’une étude représentative réalisée auprès de travailleurs en 1993.
Une étude récente conduite par le Dr Dorothée Knauf-Hübel du Service de santé au travail multisectoriel en collaboration avec Thomas Muth de l’Institut pour la médecine du travail et sociale à Dusseldorf et présentée le 22 octobre dernier lors d’un symposium au Foires internationales du Kirchberg sur l’utilisation des produits dangereux, a mis en avant la toxicité du PER sur la santé des employés de firmes de nettoyage à sec qui sont exposés quotidiennement à l’utilisation de ce solvant. L’inventaire des effets sur l’organisme humain qu’il présente lorsque sa concentration dans l’atmosphère dépasse les 1 000 ppm, est plutôt inquiétant : dépression du système nerveux central, hépatite cytolytique modérée, risque de troubles du rythme cardiaque et troubles respiratoires. À moins fortes doses (entre 100 et 1 000 ppm), les dégâts que le PER provoque sur l’organisme restent encore effrayants : troubles digestifs (nausées, vomissements, douleurs), dépression du système nerveux central possible, pneumopathie et atteintes hépatorénales. Les deux scientifiques inventorient en outre les risques sur la santé dans le cas d’une toxicité chronique : dermatose, irritation oculaire, hépatotoxicité, troubles neurologiques faibles (perte d’équilibre, céphalées, somnolence) et troubles psychiques : défaut de concentration, trouble de la mémoire, altération de l’humeur, évolution vers un état démentiel.
Les analyses effectuées au printemps dernier sur l’eau potable du site par le Laboratoire de l’eau et de l’environnement, un service dépendant du ministère de l’Intérieur, révèlent des traces de PER, mais en faible quantité : « Il est exclu, note dans un courrier aux deux firmes locataires un responsable du laboratoire, que cette substance puisse provenir du circuit de distribution de l’eau potable et l’origine de la contamination est donc à chercher à l’intérieur du bâtiment que vous occupez actuellement ».
Le lien avec l’exploitation de l’usine de nettoyage à sec qui utilisait du PER à une échelle industrielle est vite fait. Si la loi du 10 juin 1999 sur les établissements classés prévoit une fermeture administrative des locaux qui ne répondent pas aux normes, la pratique montre tout de même les limites du dispositif. Aujourd’hui, la responsabilité se retourne contre les locataires du bâtiment qui se sont vus réclamer le 24 octobre dernier par l’administration de l’Environnement la production de l’autorisation commodo /incommodo. « En tant qu’exploitant, vous devez disposer de l’autorisation requise, » souligne la lettre signée Claude Geimer, responsable de la Division des établissements classés. « À défaut de l’autorisation requise, poursuit le fonctionnaire, nous nous verrons obligés d’entamer les sanctions prévues (…) par la loi précitée du 10 juin 1999 ». Le monde à l’envers ! Les propriétaires – et donc les exploitants – ne sont-ils plus tenus de délivrer un objet en toute sécurité et d’en assurer la jouissance paisible à leurs locataires ?
Peter Feist
Kategorien: Gesundheit, Soziale Beziehungen
Ausgabe: 22.05.2003