Dans les réflexions qui vont suivre, nous nous limiterons à quelques aspects de la réforme de la psychiatrie hospitalière. Il est par ailleurs bien évident que la réforme de celle-ci est tributaire de celle de la psychiatrie dite extra-hospitalière, domaine dans lequel beaucoup reste encore à faire, notoirement. Il en va de même du développement de ces deux secteurs en un véritable réseau de travail en partenariat. Cela ne sera cependant pas notre propos ici.
L'avenir de la psychiatrie hospitalière au Luxembourg est ancré dans le Plan hospitalier national (PHN) de 2001. En vertu de celui-ci, les soins aigus seront assumés par les quatre hôpitaux généraux du pays disposant officiellement d'un service de psychiatrie, notamment le Centre hospitalier de Luxembourg, la Fondation François-Elisabeth du Kirchberg, l'Hôpital de la Ville d'Esch-sur-Alzette et la Clinique Saint-Louis d'Ettelbruck (abstraction sera faite de l'épineuse question des lits de « liaison » existant dans les autres hôpitaux généraux et de proximité). Le Centre hospitalier neuro-psychiatrique (CHNP) figure comme établissement hospitalier spécialisé et aura une mission nationale en réhabilitation psychiatrique.
Trois types de remarques, concernant la redistribution des services fermés, la mission des hôpitaux de jour et le projet de délocalisation partielle du CHNP, nous paraissent, à ce stade de l'évolution des débats, importants à formuler :
1.
Parmi les enjeux majeurs de la réforme, il y a lieu de relever le principe de la décentralisation des services de soins psychiatriques aigus, y compris des services fermés habilités à prendre en charge les hospitalisations sous contrainte (régies par la loi modifiée du 26 mai 1988 relative au placement des personnes atteintes de troubles mentaux dans des établissements ou services psychiatriques fermés). Il faut en effet savoir qu'à l'heure actuelle, le CHNP reste toujours le seul établissement disposant de services fermés au sens de la précitée loi ! Par contre, contrairement à ce qui a parfois été émis dans la presse au cours des dernières semaines, le CHNP n'a pas le monopole des services aigus, et il ne s'agit pas, par conséquent, de perdre ce monopole-là, mais bien celui des services fermés. Pour le CHNP il ne s'agit pas, pour le reformuler encore autrement, de perdre le monopole des services aigus, mais bien de perdre les services aigus tout court (à d'éventuelles exceptions près, voir plus loin au point 3).
Ainsi, qui dit décentraliser la psychiatrie aiguë, dit décentraliser les services fermés. Autrement dit, chacun des quatre hôpitaux généraux mentionnés ci-dessus devra sous peu être à même d'accueillir des patients sous le mode du placement. Ce qui appelle deux remarques :
a. Si la loi du 26 mai 1988 stipule que les normes architecturales, fonctionnelles et d'organisation seront précisées par règlement grand-ducal, force est de constater qu'un tel règlement n'a jamais vu le jour alors que des services fermés sont en voie de construction dans la plupart de ces quatre hôpitaux généraux. Pas plus tard qu'en juin 2002, l'Inspection du travail et des mines a bien voulu communiquer des critères de sécurité auxquels devraient répondre les services fermés, et cela à un moment où certains d'entre eux sont plus ou moins sur le point d'ouvrir leurs portes... Ailleurs, l'on invoque un délai de construction de plusieurs années ou encore des insuffisances au niveau des ressources humaines...
La Gretchenfrage qui se dégage de tout ceci est la suivante : voulons-nous vraiment décentraliser la psychiatrie, et dans l'affirmative, quelle psychiatrie et par quels moyens et dans quels délais ? En fait, que signifient toutes ces hésitations et temporisations si l'on sait quel retard la mise en oeuvre de la réforme a déjà pris, dix ans après la publication de l'expertise Häfner qui depuis lors sert pour justifier un peu tout et n'importe quoi ?
b. Qui dit décentraliser les services fermés, dit définir les modalités d'articulation de ces services entre eux, notamment les services aigus des hôpitaux généraux et les services de réhabilitation du CHNP, alors que la loi du 26 mai 1988 est muette à ce sujet. En d'autres termes, il s'agit de réglementer d'entrée de jeu les critères d'admission et de transfert entre établissements et services, et cela en tenant compte d'un critère de temps (au terme de la période d'observation légale de quinze ou trente jours par exemple), d'un critère territorial (voir le point 3 ci-dessous) ainsi que, last but not least, du projet thérapeutique individuel de chaque patient (dans l'optique d'offrir, dans toute la mesure du possible, une véritable alternative à la Verwahrungspsychiatrie).
Cette réglementation devra par ailleurs considérer qu'aux termes de la précitée loi, le certificat médical devant accompagner la requête de placement ne pourra être délivré par un médecin attaché à l'établissement dans lequel aura lieu l'admission du patient. La quadrature du cercle, dans un petit pays comme le Luxembourg ?
Quoi qu'il en soit, on peut en rapport avec la question desdites modalités d'articulation reposer la même Gretchenfrage que tantôt, à entendre la proposition de transférer au CHNP certaines pathologies particulièrement bruyantes endéans les 24 heures, proposition qui pour le moins peut étonner si l'on sait que les normes de sécurité seront les mêmes partout et que le CHNP n'aura plus de rôle à jouer dans l'aigu...
2.
Si le PHN de 2001 retient une réduction au niveau des lits d'hospitalisation psychiatrique en hôpital général comparé à la version précédente de 1994 (quatre fois 45 lits au lieu de quatre fois 55), il fut en revanche fait état, au sein des commissions ministérielles afférentes, de la mise en place de quatre hôpitaux de jour respectivement affectés aux quatre hôpitaux généraux sous discussion.
Dans le même esprit où le Professeur Häfner a insisté sur le fait que la réforme ne devrait pas négliger, justement dans le champ de l'ambulatoire et des structures intermédiaires, les patients les plus invalidés et les plus démunis, il est à espérer que ces hôpitaux de jour seront également dotés de programmes psycho-, ergo- et socio-thérapeutiques aptes à répondre aux besoins des patients souffrant de troubles psychotiques, psycho-organiques et addictifs chroniques, le cas échéant socialement désinsérés.
3.
D'après un autre expert allemand, le Professeur Finzen, la survie des grands hôpitaux psychiatriques pourrait trouver, dans une perspective de psychiatrie sociale, une légitimité sous les trois conditions que sont la réduction de leur taille, l'attribution de missions spécifiques ainsi que la sectorisation du système de soins (nous ferons ici l'économie du débat de fond, y compris de celui, dans le cas du Luxembourg, relatif à la fermeture pure et simple du CHNP avant sa « privatisation » en 1998). Dans cet ordre d'idées, le PHN fixe l'effectif des lits pour le CHNP à 237, y inclus les annexes actuelles d'Useldange et de Manternach, ce qui nous mène heureusement loin des 1 200 lits de l'apogée historique du début des années 1970.
De plus, il sera confié à cette institution une mission spécifique dans le domaine de la réhabilitation (transferts de seconde intention en phase post-aiguë), notamment dans le champ de la psychose, des pathologies de la dépendance ainsi que de la psychogériatrie (l'opportunité d'une mission spécifique même en aigu dans les domaines de la toxicomanie aux drogues illicites et de la psychogériatrie reste cependant à apprécier ; par ailleurs, nous n'allons pas insister ici sur les cas aussi particuliers qu'importants de la psychiatrie juvénile, parent pauvre de la psychiatrie luxembourgeoise, et de la psychiatrie médico-légale ou judiciaire).
Quant à la troisième condition évoquée, à savoir la sectorisation (régionalisation des structures de soins avec obligation de prise en charge de toutes les pathologies et de tous les cas relevant de la région correspondante), il convient de rappeler que ce modèle n'a pas été retenu au Luxembourg pour des raisons trop longues à expliquer ici. Une certaine régionalisation est toutefois voulue dans la mesure où les trois régions hospitalières (Nord, Centre, Sud) définies par le PHN seront chacune pourvue d'au moins un hôpital général disposant d'un service de psychiatrie, sans contrainte cependant d'une couverture régionale au-delà de l'urgence (voir néanmoins le point 1.b. ci-dessus quant à l'opportunité d'introduire un critère géographique dans la réglementation des prises en charge des placements en phase aiguë dans les services fermés des hôpitaux généraux).
Depuis que l'on entend parler du projet de délocalisation vers le Sud du pays d'une partie des unités du CHNP, l'on est en droit de se demander si ce projet ne pourrait pas signifier l'occasion pour au moins régionaliser, sinon sectoriser, la réhabilitation psychiatrique, y compris son versant hospitalier. Autrement dit, plutôt que de projeter au Sud un centre national de réhabilitation psychiatrique en service ouvert tout en maintenant un résidu asilaire national composé de services fermés au Nord, pourquoi ne pas s'imaginer, d'une part la construction d'un centre régional de réhabilitation psychiatrique au Sud, couvrant l'ensemble du spectre des situations rencontrées relevant aussi bien du service ouvert que du service fermé, et d'autre part le réaménagement de la structure asilaire sur l'actuel site d'Ettelbruck en un centre régional homologue au Nord ?
Tout cela dans un même esprit de déstigmatisation de la psychiatrie asilaire et d'une plus grande inscription dans la proximité loco-régionale, clé de voûte du travail de réinsertion psycho-sociale, tant pour la population du Sud que pour celle du Nord.
En conclusion, retenons qu'une réforme sans décentralisation des placements, voire sans leur régionalisation, tant en phase aiguë qu'en phase de réhabilitation, rigoureusement organisée et appliquée sur le terrain, n'en serait pas une si l'on veut tant soit peu se placer dans une perspective de psychiatrie sociale. Au contraire, elle ferait le nid pour les décennies à venir d'une psychiatrie à plusieurs vitesses (ou à plusieurs classes), risque inhérent également à une conception trop spécifique et exclusive des pathologies réputées les plus lourdes, des services psychiatriques des hôpitaux généraux ou de leurs hôpitaux de jour.
De surcroît, une telle réforme ferait en sorte que l'asile, derrière un simple changement de façade, resterait bien l'asile, c'est-à-dire cette vaste éponge nationale dont la fonction sociologique continuerait à être celle de drainer et de centraliser tous les excès de déviance non tolérés ailleurs !
Et qui plus est : une réforme de la psychiatrie sans réforme conjointe et en profondeur de la loi du 26 mai 1988, au-delà d'une simple (bien qu'utile) réglementation sur les modalités d'application de celle-ci, n'en serait pas une. Surtout si l'on sait que le Luxembourg reste toujours l'une des rares démocraties occidentales où une mesure de privation de liberté, en l'occurrence le placement psychiatrique, ne relève pas de la compétence directe de l'ordre judiciaire. Par défaut d'une remise en question fondamentale de l'actuel système de soins en santé mentale, mieux vaudra parler de réforme cosmétique, en tout cas pas de « changement de paradigme ».
L'auteur est psychiatre.