musique classique

Brahms sans la barbe

d'Lëtzebuerger Land du 19.05.2023

Chanceux mélomanes qui fréquent la Philharmonie et qui, grâce à sa luxueuse programmation, n’ont pas besoin d’aller ailleurs pour profiter d’affiches cinq étoiles. Ainsi, le 10 mai, le grand auditorium accueillait l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, avec, à sa tête, Sir John Eliot Gardiner, pour faire la fête au Brahms des Symphonies n° 1 et 3, deux monuments symphoniques superlatifs, qui comptent assurément parmi les plus grands chefs-d’œuvre du genre.

Aimez-vous Brahms ? titrait Françoise Sagan dans son célèbre roman de 1959. Aujourd’hui, la question ne se pose plus, tant les œuvres du barde nordique sont devenues des must. Fleurons du répertoire mainstream, les quatre symphonies de Brahms suscitent depuis toujours, selon les chefs et les formations qui leur sont confiées, une myriade d’interprétations. C’est que la richesse inépuisable de ces œuvres aux facettes innombrables ne cesse d’interroger, d’inspirer, de stimuler des artistes aux horizons et aux cheminements divers. Échelonnées sur dix ans à peine (entre 1876 et 1885), elles contredisent la boutade de Debussy, soutenant qu’après la Neuvième de Beethoven, la preuve de l’inutilité de la symphonie était établie ! Que nenni ! Justement surnommée la Dixième du Titan de Bonn, la Première de Brahms, donnée après la pause, reprend le flambeau, mais avec la gravité voire la componction d’un héritier conscient des richesses léguées par son devancier.

Aux commandes de l’une des meilleures phalanges du monde, le leader britannique y privilégie une articulation franche, une agogique subtile et nerveuse, tout en ménageant des effets de coloration (solos de flûte, hautbois, cor) ainsi que des traits que l’on trouve nulle part ailleurs chez le Hanséate. Dopant les qualités d’un orchestre particulièrement attentionné, il refuse tout pseudo-romantisme, en même temps qu’il donne un aperçu on ne peut plus convaincant de son magistral know-how musical.

En lever de rideau, on a salué la confrontation avec la Troisième Symphonie du même compositeur avec beaucoup de sérénité. Avec raison, si l’on s’en tient à la chaleur du son, la discipline de chaque pupitre, l’équilibre tonal et harmonique qui résulte d’un geste unificateur, toujours idéalement proportionné, tel qu’il émane de la baguette experte d’un chef chevronné. Cela dit, si cette Troisième a beau être non seulement l’alpha et l’oméga de l’orchestre brahmsien, mais encore un chef-d’œuvre absolu, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas très « payante » : ambiguë, brumeuse par endroits, très difficile à mettre en place et conclue par un Finale déroutant, aussi peu triomphal que possible. Ce nonobstant, Gardiner la conduit pourtant au succès le plus éclatant en en donnant une lecture aérée, aux rythmes très libres et aux phrasés diversifiés. Si le premier mouvement est un peu moins réussi que les autres, notamment en termes d’équilibre entre les pupitres, la suite est une pure merveille, avec un Andante tout de poésie discrète, sans surcharge, et qui a la fraîcheur d’une soirée d’été. Le Poco allegretto prolonge cette atmosphère d’équanimité pondérée et légère. Quant au Finale, Sir Gardiner y réussit la gageure d’en faire une véritable dentelle sonore (l’incipit de l’Andante !). Tout au long de cette symphonie, tous les pupitres du Concertgebouw se comportèrent glorieusement, spécialement les cordes, qui ont sans doute été les vraies héroïnes de cette soirée, dans la mesure où elles n’ont pas eu de mal à faire jeu égal avec le souffle puissant et énergique des cuivres.

Une belle leçon de musique, et qui relève du grand art ! On est loin, très loin de la routine, avec un maestro alliant le feu romantique et l’élégance classique, et dont la direction sérieuse, rigoureuse, retenue mais dotée d’un bout à l’autre d’une profondeur dramatique, en fait un brahmsien averti.

José Voss
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