Des écrans sur la scène

d'Lëtzebuerger Land du 10.03.2023

À l’Opéra de Liège, l’autre semaine, Hamlet d’Ambroise Thomas a été un réel bonheur vocal et musical. Mais il a aussi été une illustration très convaincante d’une façon de mettre en scène qui s’est imposée au théâtre et à l’opéra : installer des cameramen sur le plateau et projeter en direct les images qu’ils filment. Faire de la vidéo un élément à part entière de la scénographie. Faire du cinéma au théâtre et à l’opéra.

Ainsi pour cet Hamlet : les chanteurs chantent et jouent comme à l’accoutumée, mais des cadreurs sont également sur le plateau. Les images qu’ils saisissent sont immédiatement montées pour apparaître sur le grand écran qui surmonte la scène. Comme d’habitude, le metteur en scène propose des vues d’ensemble bien réelles. On voit les personnages aux prises avec les protagonistes de leur histoire, on voit par exemple les rapports de force qui s’établissent entre eux : le héros dominateur ou dominé, solitaire au milieu d’une foule hostile, en couple menacé ou triomphant. Mais en même temps, grâce aux gros plans qui apparaissent à l’écran, on pénètre en quelque sorte dans l’intimité émue de ces personnages filmés, une intimité que la distance scène-salle ne permet généralement pas de saisir. Ou bien, pendant que l’un vit une situation là devant nous, l’image filmée est celle d’un de ses rivaux, en contre-champ ou même hors-champ, en coulisse. On voit ainsi plus et mieux.

Cyril Teste, le metteur en scène d’Hamlet à Liège, maîtrise parfaitement le procédé. On le voit sur la photo qui illustre l’article : Hamlet doute, s’interroge quant à l’obligation qui lui est faite de venger le meurtre de son père. Il nous chante cela, face à nous, au bord du plateau. Mais voilà que derrière lui apparaît une image immense, qui nous montre la salle de l’opéra et, au milieu de celle-ci, imposant, le fantôme de ce père qui réclame justice. On l’aura compris : l’image multiplie le propos, en toute pertinence dramaturgique.

On comprend alors l’importance significative, dans le spectacle vivant, des évolutions technologiques. Aux origines lointaines, on réussissait déjà quelques effets spéciaux impressionnants, en jouant avec le feu ou de la poudre explosive. Des toiles peintes très maniables indiquaient les paysages successifs de l’action. Posées sur le sol et agitées, elles figuraient une mer démontée. Plus tard, on s’inspirera des cordages des bateaux à voile pour monter et descendre les décors des cintres. On imaginera des décors modulables, de type Lego ou Meccano, pour installer rapidement les lieux du récit. Le recours à l’électricité à la fin du 19e siècle sera une révolution dans la mesure où l’on pourra de plus en plus et de mieux en mieux jouer de toutes ses modulations pour créer des atmosphères, des effets spéciaux, des focalisations. La maîtrise du son a aussi permis de multiplier les atmosphères d’une représentation. Ainsi, le recours aux micros, non plus pour amplifier les sons, mais au contraire pour permettre de les nuancer jusqu’au chuchotement. Des logiciels spécialisés maîtrisent et ordonnent la complexité de tous les moyens scénographiques mis en œuvre.

Dans les années 1970 l’image-vidéo fait son entrée sur les plateaux. Préenregistrée et projetée, elle est d’abord essentiellement illustrative, remplaçant les décors peints en quelque sorte. Mais très vite, même dans cette fonction illustrative, elle va jouer un rôle d’amplification d’un personnage, un rôle de rappel d’un personnage disparu, rejeté ou regretté pendant qu’un autre s’exprime, un rôle malicieusement ou tristement ironique en confrontant un personnage à ce qu’il était ou proclamait être. Les progrès des caméras et du traitement de leurs images ont permis d’en arriver à ce que nous vivons aujourd’hui : la captation et le montage d’images en direct.

Mais cette façon de faire a aussi ses limites. D’abord dramaturgiques : dans pas mal de cas, le procédé n’étant pas vraiment intégré, il pas essentiel dans le processus créatif. Il est juste plaqué, simplement là parce que c’est tendance. Une autre réserve est que l’impact de l’image est tel qu’elle phagocyte toute notre attention : alors qu’elle devrait agir en harmonie ou en contrepoint avec ce qui se joue sur le plateau, elle nous en distrait irrémédiablement, notre regard est captif (à ce propos, un petit conseil : ne pas s’installer trop près de la scène quand il y a des images). De plus, elles focalisent ce regard, nous imposant un point de vue, celui du metteur en scène qui choisit et monte les images.

Mais certains metteurs en scène sont des virtuoses de ce théâtre ou opéra en images. On a pu les découvrir au Grand Théâtre de Luxembourg. Ainsi notamment Katie Mitchell, Guy Cassiers, Ivo van Hove, Anne-Cécile Vandalem, le FC Bergman. Eux, ils ouvrent des horizons nouveaux aux œuvres qu’ils nous donnent à découvrir, ils les intensifient et les densifient.

Stéphane Gilbart
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