d’Lëtzebuerger Land : Vous venez diriger Pygmalion de Jean-Philippe Rameau et L’amour et Psyché de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville au Grand Théâtre de Luxembourg les 27 et 29 février prochains. Pourquoi avoir choisi ces deux œuvres ?
Emmanuelle Haïm : Depuis un moment, je souhaitais monter Pygmalion, qui est une œuvre majeure de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). L’idée résulte de ma collaboration avec l’opéra de Dijon avec lequel j’ai donné plusieurs œuvres de Rameau : Dardanus, Castor et Pollux, Les Boréades. Nous souhaitions remonter une œuvre du compositeur dijonnais en s’associant avec un ou une chorégraphe. Le projet de Pygmalion, un acte de ballet assez court, nécessitait d’y associer une autre œuvre. Avec la chorégraphe Robyn Orlin, nous avons envisagé de nombreuses pistes, dont un prologue.
Quelle est la problématique la plus importante chez Pygmalion ? Est-ce l’amour, grâce auquel Pygmalion donne vie à la statue ? Est-ce la danse, qui est la première expression de cette même statue quand elle s’anime ? Ou est-ce l’artiste et le phénomène de la création ?
Le fil rouge qui s’est imposé est le personnage de l’amour. Mais si, dans Pygmalion, l’amour transfigure, dans Psyché, l’amour défigure, puisque Psyché, d’une grande beauté, et victime de la jalousie de Vénus, sera défigurée. Dans ces deux œuvres, les deux héroïnes, véritables égéries féminines, se retrouvent manipulées en bien ou en mal. Ainsi la statue est-elle capable de dire à Pygmalion : « Qu’est-ce que je veux, qu’est-ce que je pense, je ne pense rien, je pense tout à travers toi ». Ou encore : « Je ne suis quelqu’un que par le fait que tu m’aies donné la vie ».
Outre ce fil rouge dramaturgique, quel est selon vous l’intérêt musical de ces deux productions ?
Mondonville (1711-1772) est un compositeur passionnant, très original et relativement méconnu. Très virtuose, lui-même, violoniste, son langage et sa personnalité se ressentent immédiatement. Je suis venue en novembre dernier donner, avec Le Concert d’Astrée, l’un de ses grands motets, « In exitu Israel » et le Requiem de Campra, à la Philharmonie de Luxembourg. Les personnages de Pygmalion et de L’Amour et Psyché seront incarnés par les mêmes chanteurs au cours de la soirée, illustrant ainsi la correspondance entre les rôles : Vénus la jalouse renvoie à Céphise la jalouse, la statue à Psyché. Pour les rôles masculins, de par leurs différentes tessitures, les correspondances seront plutôt en opposition.
Rameau et Mondonville se sont-ils rencontrés ?
Je n’ai pas souvenir de traces de leur rencontre, mais, avant la création d’Hippolyte et Aricie à l’Académie Royale de Musique, l’œuvre a été présentée chez Alexandre Le Riche de La Pouplinière, mécène de Rameau, par son orchestre. Parmi les instrumentistes, la claveciniste Anne-Jeanne Boucon, épouse de Mondonville à qui Rameau a dédié une de ses Pièces de clavecin en concert. On peut donc tout à fait naturellement imaginer que Rameau et Mondonville se sont côtoyés dans ce cercle-là. En tous cas, ces deux œuvres, ont été composées à dix ans d’intervalle.
Les instruments sont-ils bien indiqués sur la partition ? Comment avez-vous travaillé ?
Dans l’ensemble, nous avons déjà de très bonnes sources, même si elles se contredisent parfois, sinon ce ne serait pas drôle… Il y a énormément de partitions d’exécution avec de nombreux remaniements d’orchestration, qui nécessitent des choix de la part de l’interprète. Par exemple, sur le premier grand air de Pygmalion, « Fatal Amour, cruel vainqueur », l’orchestration diffère d’une source à l’autre : flûtes seules ou doublées par les violons, sans doute selon des circonstances acoustiques différentes. Pour Mondonville, nous ne disposons que de très peu de sources, hormis le fonds de la Bibliothèque Nationale de France, constitué par le Marquis de la Salle, qui contient des partitions générales avec quelques précisions d’exécution et des parties séparées non utilisées à l’époque. Le reste résulte d’un véritable travail de détective.
La partition a-t-elle été éditée ou avez-vous travaillé sur les sources ?
Pour Mondonville, nous avons travaillé sur le manuscrit mais au moment de jouer l’œuvre, il faut tout de même éditer des parties séparées fonctionnelles pour l’orchestre, que nous avons donc réalisées. Personnellement, j’ai travaillé uniquement sur le manuscrit car la partition moderne est arrivée tardivement ! Nous avons dû reconstituer les parties manquantes, notamment pour les vents. Parfois, il y a juste le début d’une pièce, puis plus rien. L’édition ouverte permet aux musiciens d’avoir des notes mais ce que l’on joue ou ne joue pas, le comment et le pourquoi, se décide sur le vif.
Quel a été votre travail avec la chorégraphe, au-delà de la dramaturgie ?
Je lui ai parlé de l’univers de l’opéra baroque, où figuralisme et madrigalisme – la peinture des mots – sont si subtils. Je lui ai dit ce que la musique me racontait à tel ou tel endroit et à son tour, elle m’a dit ce que cela lui évoquait. En musique, si les imaginaires sont très différents d’un interprète à un autre, le support reste le même. Alors que le metteur en scène ou le chorégraphe doivent fabriquer un monde intégralement, inventer un nouvel imaginaire. Si chacun a son temps de gestation, indépendamment, des imprégnations successives enrichissent notre collaboration.
La chorégraphie et la mise en scène peuvent-elles influencer votre direction musicale ?
Oui, je l’ai perçu récemment dans les Boréades de Rameau avec Barrie Kosky et Otto Pichler. Lorsque la chorégraphie suit de très près la musique, le mouvement a parfois besoin d’un peu plus d’air et il faut alors, par moments, relâcher très légèrement le tempo. Certains chorégraphes travaillent moins sur le rythme de la musique qui leur donne juste un cadre plus large, comme une grande image.
Concernant la direction, dirige-t-on une œuvre de Rameau différemment d’une œuvre de Monteverdi, Haendel ou Mozart ?
Comme Monteverdi l’écrit en toutes lettres concernant le recitar cantando, les affects ne doivent pas être dirigés par le mouvement de la main, mais par le mouvement des émotions. On travaille donc très en amont avec le chanteur et le continuo, pour définir les affects ressentis, chercher ensemble les dissonances qui soulignent tel ou tel mot ; mais une très grande liberté des interprètes est nécessaire au moment de l’exécution et le chef doit à ce moment-là s’effacer. En revanche, la musique de Rameau, dotée d’un orchestre conséquent, est beaucoup plus dirigée. Comme chez Mozart, se pose la problématique du récitatif cependant qui, à mon sens, pour bien parler ne doit pas être dirigé. Je pense que la mise en musique de la parole, certes, théâtralisée, doit suivre le mouvement le plus naturel de cette dernière.
Quels en sont les passages incontournables ?
L’air de Psyché qui chante avec le basson, en écho à sa plainte, « J’ai perdu ma beauté », est magnifique. Avec une grande simplicité, Mondonville créée un moment superbe et émouvant. Je retiens bien évidemment aussi le premier air de Pygmalion, « Fatal amour, cruel vainqueur », qui est un chef d’œuvre en soi, tant en ce qui concerne le travail sur les dissonances que sur les timbres. Cette plainte d’un genre unique, de celui qui se lamente d’être éperdument amoureux d’une statue de marbre inanimée, est sublime.
Avez-vous d’autres productions d’œuvres de Rameau prévues les saisons à venir ?
Aucunes que je ne puisse annoncer… Nous sommes très contents d’avoir une continuité avec le public luxembourgeois, que l’on connaît déjà au concert, et que nous allons maintenant rencontrer par ces œuvres scéniques.