Parmi les mesures annoncées par la Banque centrale européenne le 5 juin, il en est une qui a fait sensation par son caractère totalement inédit. Pour la première fois en effet la BCE a fait passer en négatif (à -0,10 pour cent) le taux auquel elle rémunère les fonds que les banques commerciales déposent chez elle. Dorénavant il leur coûtera donc de conserver des liquidités : il s’agit, en les pénalisant, de les encourager à prêter ces sommes improductives aux entreprises et aux ménages. Ce taux était déjà nul depuis juillet 2012, de sorte que les montants ainsi « placés » avaient fondu de 800 milliards au début de 2012 à environ 36 milliards au début de cette année.
Cette décision étonnante était en réalité attendue, car depuis plusieurs années, la BCE est engagée dans une politique de baisse de ses taux directeurs. Le principal d’entre eux, appelé également « refi », c’est-à-dire celui auquel la banque centrale accepte de prêter, a également été abaissé à 0,15 pour cent, son plus bas niveau historique.
En dehors de l’intensité de la baisse enregistrée début juin (en passant de 0,25 pour cent à 0,15 pour cent, le « refi » a connu une diminution de quarante pour cent !), deux choses ont surpris dans les annonces de Mario Draghi. L’accélération du calendrier d’abord, avec deux baisses intervenues en l’espace de six mois en 2013 (mai et novembre) suivies d’un nouvel ajustement moins de sept mois plus tard.
Par ailleurs a été lancé un nouveau programme de LTRO (Long Term Refinancing Operations), c’est-à-dire de prêts à taux fixes aux banques commerciales : deux tranches sont prévues en septembre et décembre 2014, pour un montant total de 400 milliards d’euros sur une durée de quatre ans. Déjà en décembre 2011 et février 2012, deux LTRO représentant plus de 1 000 milliards d’euros à taux très faible avaient été octroyés sur trois ans, surtout au profit de banques souffrant d’un manque d’accès au marché interbancaire.
La BCE a également annoncé, ce qui était pourtant tenu comme peu probable il y a encore quelques semaines, des rachats d’actifs (créances sur les entreprises) pour soulager les banques de certains risques inscrits à leur bilan.
Toutes ces mesures combinées signifient que l’heure est grave, mais elles marquent en même temps un aveu d’échec du dispositif entré en vigueur depuis juillet 2008, alors que le taux de refinancement était encore de 4,25 pour cent
Lors de sa création, la BCE avait reçu comme mission de maintenir le taux moyen pondéré d’inflation à moins de deux pour cent au sein de la zone euro. Un objectif qui n’était alors pas facile à tenir, compte tenu du rythme de l’activité économique. C’est pourquoi, partant de trois pour cent en janvier 1999, le taux de refinancement fut porté à 4,75 pour cent à la fin 2000 : il s’agit à ce jour de sa valeur la plus élevée. A l’époque la BCE était réputée pour son « obsession de l’inflation », confirmée sous la présidence de Jean-Claude Trichet entre 2003 et 2011.
Par un curieux retournement elle est aujourd’hui mobilisée contre le risque de déflation.
D’après un sondage Bloomberg réalisé en avril dernier, 74 pour cent des investisseurs institutionnels interrogés anticipaient une déflation dans l’UE, une crainte renforcée par les derniers chiffres officiels publiés, aussi bien pour l’évolution des prix que pour celle du PIB.
En glissement annuel, la hausse des prix dans la zone euro a été de 0,5 pour cent en mai, en-deçà des prévisions des économistes qui pensaient que le niveau atteint en avril (0,7 pour cent) perdurerait. Il est habituellement admis qu’un taux d’inflation inférieur à 1 pour cent par an est dangereux car il suscite l’attentisme des acteurs économiques, qui retardent leurs projets d’investissement et de consommation. Alimentées par les politiques d’austérité salariale (les coûts salariaux n’ont crû que de 0,4 pour cent sur un an), et dans certains pays comme la France par la pression fiscale, les pressions déflationnistes sur les prix sont également renforcées depuis plusieurs mois par le niveau élevé de l’euro par rapport au dollar (le prix des importations a baissé d’au moins trois pour cent).
Quant à la croissance, elle a été revue à la baisse pour l’année 2014 : très modeste au premier trimestre (0,2 pour cent en rythme annuel) elle ne devrait être que de 1 pour cent contre 1,2 pour cent escomptés il y a trois mois, même si les prévisions sont plus optimistes pour l’an prochain, à 1,7 pour cent contre 1,5 pour cent pour le précédent pronostic, et pour 2016 avec 1,8 pour cent
Par sa politique de taux bas et de fourniture de liquidités la BCE cherche à atteindre plusieurs objectifs.
Le premier, et le plus important, est d’orienter les liquidités des banques vers l’économie sous la forme de crédits pour les investissements des entreprises, les achats immobiliers des ménages et même leur consommation de biens durables, toutes mesures propres à soutenir l’activité économique générale et à faire diminuer le chômage.
En abaissant les taux, la BCE veut aussi diminuer l’attractivité de l’euro, et « importer de l’inflation » puisque les produits et services libellés dans d’autres devises deviendront mécaniquement plus chers.
Mais au final la reprise attendue de l’inflation resterait à un niveau compatible avec la limite fixée à la BCE : ainsi les prix, dont la hausse ne serait que de 0,7 pour cent cette année, augmenteraient de 1,1 pour cent en 2015 et de 1,4 pour cent en 2016. Tant que l’on restera en-dessous de deux pour cent la banque centrale est bien décidée à maintenir sa politique accommodante dans l’espoir de résultats significatifs et durables sur l’activité.
Le problème est que, malgré les baisses régulières de taux intervenues depuis six ans et les programmes de LTRO successifs, la croissance reste atone.
D’importantes capacités de production demeurent inutilisées et les masses de liquidités ne se retrouvent pas dans la distribution de crédits. Accusées d’avoir durci leurs conditions d’octroi, et de « rationner le crédit » les banques européennes s’en défendent, faisant valoir que c’est la demande émanant des entreprises qui se tarit par manque de perspectives car « on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ».
Pour une entreprise, l’évolution des taux bancaires a toujours moins d’importance que le remplissage de ses carnets de commandes, et pour un ménage c’est avant tout la confiance dans l’avenir qui dynamise les achats.
Il y a une douzaine d’années, la politique accommodante de la BCE avait connu un certain succès. Pour relancer des économies fragilisées par l’éclatement de la « bulle Internet », l’institution basée à Francfort avait fortement abaissé son principal taux, passé de 4,75 pour cent en 2001 à 2 pour cent en 2003, un niveau maintenu pendant près de trois ans avec un effet positif sur la reprise économique.
Force est de constater que les temps ont changé et qu’on touche désormais aux limites de la politique monétaire, ce dont les dirigeants européens ont bien conscience. Mario Draghi leur a d’ailleurs rappelé lors de sa conférence de presse du 5 juin que les nouveaux taux « vont rester à leur niveau actuel un long moment » car ils ont désormais « atteint leurs limites » et ne peuvent guère descendre davantage.
Cette situation, qui illustre l’incapacité de la banque centrale à stimuler l’économie en diminuant les taux d’intérêt et en augmentant la masse monétaire, est connue de longue date puisqu’elle a été théorisée dès les années trente par Keynes, sous le nom de « trappe à liquidité ». En effet, pour l’économiste britannique, à partir d’un certain niveau de baisse des taux nominaux, les agents économiques manifestent une « préférence pour la liquidité » absolue car ils anticipent une remontée qui augmentera le rendement de leurs placements à court terme, tout en ayant un effet délétère sur la valeur de leurs actifs à long terme (comme par exemple les obligations ou l’immobilier), qui sont de surcroît plus risqués. On constate donc un excès d’épargne au détriment de la consommation et de l’investissement.
Pour le Prix Nobel d’économie américain Paul Krugman, le Japon des années 90 a été victime de phénomène : or de nombreux autres experts n’hésitent plus à faire le parallèle entre la situation actuelle de la zone euro et la fameuse « décennie perdue » de l’Empire du Soleil Levant.
Keynes et ses disciples en concluaient logiquement que dans ces conditions la politique budgétaire devait prendre le relais de l’arme monétaire, la demande publique suppléant la demande privée défaillante. Malheureusement l’état de délabrement des finances publiques de la plupart des États de la zone euro rend cette solution illusoire aujourd’hui : malgré les efforts de réduction des déficits, la dette publique s’élève encore à près de 90 pour cent dans l’UE et à 96 pour cent dans la zone euro avec sept pays où elle dépassera cent pour cent cette année.
Un cercle vicieux se trouve dès lors enclenché : les politiques d’austérité dont José Manuel Barroso a pourtant admis qu’elles ont « atteint leur limites en Europe » pèsent sur la consommation des ménages (qui comptent grosso modo pour 80 pour cent du PIB), donc sur les prévisions de demande des entreprises qui ne sont guère incitées à investir. Du côté de l’immobilier le niveau élevé des prix dans certains pays et les incertitudes sur les salaires et l’emploi contribuent à « désolvabiliser » les ménages malgré des taux historiquement bas. L’âne n’a toujours pas soif et les collectivités publiques impécunieuses ne peuvent le remplacer.
Le seul espoir de « sortie par le haut » reste que les pays de la zone euro retrouvent une compétitivité suffisante pour que la demande extérieure redémarre. Mais, comme elle pèse relativement peu par rapport à la demande domestique, et que des ajustements structurels sont nécessaires, cela prendra du temps avec un coût social considérable comme on le voit encore en Espagne.