L’engagement environnemental, sociétal et de gouvernance (ESG) des entreprises est mal cerné, parfois aliéné

À la recherche d’une méthodologie

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2020

Connaissez-vous ConocoPhillips ? Cette société américaine, cotée à Wall Street, présente la particularité de bénéficier de la note AA, soit la deuxième sur une échelle de sept, attribuée par MSCI au titre de son engagement ESG (environnemental, social et de gouvernance) et a même gagné un rang depuis 2019. Or, il s’agit d’une entreprise pétrolière dont le siège est à Houston au Texas ! Vous avez peut-être, il y a quelques années, pris de l’essence dans les stations-services Jet qu’elle possédait en Europe. Son rating flatteur lui vaut de figurer dans le portefeuille des deux principaux gérants d’actifs mondiaux, réputés pour leur intransigeance sur le respect des critères ESG. Le cas n’est pas isolé, au point que dans un article publié fin septembre 2020 sur le site suisse Allnews, les experts britanniques Andrew Cave et Baillie Gifford se demandent si « les notations ESG ont vraiment du sens ». Comme on l’imagine leur réponse était négative pour trois raisons.

La première tient à la grande diversité des thèmes ESG. Les auteurs s’interrogent ainsi sur « le poids accordé aux droits des salariés et aux impacts environnementaux par rapport aux dispositions en matière de gouvernance et à la politique fiscale » et estiment que lorsque des thèmes aussi différents sont agrégés dans une seule notation « d’importants aspects sous-jacents sont occultés ». En deuxième lieu, comme il est difficile d’évaluer une entreprise du point de vue de l’utilité de ses produits et de l’impact de ses activités sur les personnes et l’environnement, « les agences de notation ont tendance à n’identifier que les risques ESG » alors qu’une analyse pertinente devrait également prendre en compte les avantages ESG « par exemple en quantifiant la contribution sociale de son modèle d’affaires ». Le troisième problème découle « du manque d’homogénéité des rapports présentés par les entreprises et des ressources limitées des agences de notation par rapport au nombre d’entreprises qu’elles évaluent ». Au bout du compte les entreprises sont souvent classées moins en fonction de leurs performances et de leur impact réel, que selon la manière dont elles se présentent au public. On est dans une stratégie de communication.

Selon Cave et Gifford, les conséquences sont dommageables au sens où, notamment, l’accent excessif mis sur le risque décourage les investissements dans des entreprises solides qui se trouvent ainsi « exclues du pool toujours plus large de capitaux investis selon les principes du développement durable », alors même que ces firmes « pourraient justement apporter une solution à des problèmes sociaux et environnementaux urgents ». Les investisseurs sont aussi pénalisés car ils subissent un manque à gagner. L’exemple de ConocoPhillips montre qu’a contrario des entreprises apparemment hors cible vont bénéficier de l’attention du marché ! En mai 2019, Christopher K. Merker, professeur de finance durable à l’Université Marquette dans le Wisconsin avait recensé quatre obstacles principaux à la progression continue des investissements ESG.

Parmi eux figurait en bonne place l’incohérence des notations ESG en raison de « différences significatives dans la collecte, l’analyse et la communication des données ». Il observait que les évaluations sont rarement identiques, voire seulement proches, pour une entreprise donnée, prenant l’exemple de la « dispersion » des notes attribuées au conglomérat Berkshire Hathaway de Warren Buffett. Au contraire, en matière d’obligations, « les différences de notations entre les agences sont davantage l’exception que la norme ». Les autorités ont fini par s’en émouvoir car elles y voient un frein possible à la progression des investissements ESG, alors même que les produits financiers se multiplient pour répondre à une demande croissante, qui s’est même renforcée depuis la crise sanitaire. Selon la Global Sustainable Investment Alliance, les actifs « gérés durablement » s’élevaient à 30 600 milliards de dollars en 2018, un montant encore modeste par rapport au total mais en hausse de 38 pour cent en deux ans, en raison de l’engouement des investisseurs de toute nature : selon un article du magazine Forbes, les trois-quarts des épargnants dans le monde souhaitent mettre en phase leurs placements avec leurs valeurs et leur éthique. Les dirigeants d’entreprise ne sont pas en reste, notamment outre-Atlantique où selon une étude de Deloitte 63 pour cent d’entre eux déclaraient que « l’amélioration de la société » était un objectif supérieur à « générer des profits ». De fait, plus de 25 pour cent des sociétés cotées en bourse dans le monde sont désormais mesurées et notées ESG, la plus grande partie se situant aux États-Unis où 26 pour cent des investissements sont orientés ESG.

Mais dans son édition 2020 des Perspectives sur l’entreprise et la finance parue le 29 septembre, largement consacrée à l’investissement ESG, l’OCDE reconnaît que « les acteurs du marché manquent encore de données pertinentes, comparables et vérifiables pour procéder aux vérifications requises, gérer les risques et mesurer les retombées ». Une situation d’autant plus contrariante que « l’utilisation de l’analyse ESG est en passe de devenir l’un des principaux outils permettant aux investisseurs de gérer toutes sortes de risques non financiers, des expositions au carbone aux violations des droits humains » selon Greg Medcraft, de la Direction des entreprises et des affaires financières à l’OCDE. De plus selon le Panorama des pensions, publié par la même organisation le 26 mai 2020, révèle la prise en compte croissante des facteurs ESG dans les portefeuilles des fonds de pension, des caisses de retraite et des assureurs. Ces investisseurs institutionnels recourent de façon importante à des données ESG externes fournies par de nombreux prestataires de services, alors que pour G. Medcraft, « les pratiques actuelles ne donnent pas au marché les informations dont il a besoin ».

Le rapport pointe encore une fois la dispersion des notations, peu surprenante dans la mesure où il existe plus de mille indices ESG et où d’autres sont en préparation. Ce foisonnement pourrait inciter certaines entreprises à faire jouer la concurrence pour choisir le « fournisseur d’indices qui convient le mieux à leur discours ESG ». Le document admet également « un biais implicite de notation ESG » en faveur des grandes entreprises et des marchés plus grands et avancés, ce qui pourrait affecter la bonne allocation du capital au détriment des autres entreprises. Ces problèmes de qualité des données et en conséquence les résultats parfois surprenants des analyses et des notations, peuvent finir par altérer la confiance des investisseurs qui « doivent disposer des outils et des informations nécessaires », notamment pour évaluer les risques et mesurer l’impact des actions entreprises. C’est pourquoi, selon l’OCDE, « les pouvoirs publics et les régulateurs doivent d’urgence s’employer ensemble à améliorer les données utilisées dans le cadre des investissements ESG » le plus urgent étant l’élaboration d’un ensemble commun de principes et lignes directrices à l’échelle mondiale.

Deux axes se dégagent. D’un côté donner un cadre plus cohérent, et éventuellement plus contraignant, aux obligations d’information des sociétés. Actuellement leur communication avec leurs actionnaires actuels et potentiels « au sujet de leurs décisions, stratégies et critères de performance en lien avec les facteurs ESG » n’est pas satisfaisante, de sorte que les investisseurs ont du mal à comprendre comment leur épargne est ou sera utilisée. Malgré le coût qu’elle peut représenter la divulgation de leurs performances ESG revêt désormais une importance aussi grande que celle de leurs résultats financiers. Dans ce domaine les autorités de contrôle des marchés peuvent jouer un rôle-clé en invitant les sociétés cotées à plus de pertinence et de clarté au niveau des dispositifs de remontée d’informations ESG, car d’après le rapport même les conseils d’administration n’obtiennent pas nécessairement les données leur permettant de « gérer les risques ESG d’une manière qui favorise la création de valeur à long terme ». La récompense de leurs efforts en la matière sera la possibilité d’attirer plus facilement des financements à un coût compétitif « reflétant pleinement les facteurs ESG ».

Par ailleurs, un travail important devra être fait dans les agences de notation, dont les différentes méthodologies manquent globalement de transparence. Il existe peu d’indicateurs largement acceptés, cohérents, comparables et vérifiables sur lesquels fonder les évaluations. En pratique, cela signifie comme on l’a vu qu’une entreprise peut obtenir un score ESG élevé auprès d’un prestataire de services, mais beaucoup plus faible auprès d’un autre. Ici la tâche sera sans doute plus difficile car l’engouement pour l’ESG a provoqué la naissance d’un important business de la « notation verte », d’autant plus florissant que faute d’un cadre méthodologique contraignant il était facile de se différencier des concurrents. Faire « rentrer dans le rang » les centaines d’acteurs de ce fructueux marché est une vraie gageure.

Georges Canto
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