Face à Shakira ou dans son enquête auprès des avocats consécutive aux Panama Papers, le fisc peine à imposer la transparence. Replonge-t-on dans l’ère du secret ?

Retour de bâton

Le président de la CJUE Koen Lenaerts s’apprêtre à lire « l’arrêt Shakira »
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 09.10.2020

Fiscs don’t lie La grande salle de la Cour de justice européenne recouvre mardi un certain succès malgré la prudence de l’institution qui impose trois mètres entre chaque personne pour ne pas alimenter un cluster covid-19. « L’arrêt Shakira » figure au programme (la procédure est en fait anonyme, mais des recherches permettent d’identifier la chanteuse sud-américaine). Les aficionados du droit européen ne s’intéressent cependant pas là au sort de la star colombienne en litige avec le fisc luxembourgeois, mais aux plaidoiries dans une autre affaire (qu’il n’est pas possible de suivre en ligne). La décision rendue par le président Koen Lenaerts sur les impôts de Shakira revêt pourtant un intérêt certain. Prosaïquement, l’interprète de Waka waka, résidente fiscale en Espagne depuis son union avec le défenseur du FC Barcelone Gerard Piqué, résiste à l’inquisition du fisc espagnol (avec lequel elle s’est pourtant entendue via un ruling). Celui-ci s’intéresse à ses revenus potentiellement logés dans des sociétés luxembourgeoises. La star, que l’Espagne soupçonne d’avoir éludé 14,5 millions de dollars, refuse de communiquer les informations demandées par l’Administration des contributions directes (ACD) sur instruction de son homologue ibérique. Plus généralement, l’affaire pose la question des droits d’un contribuable à s’opposer à une demande du fisc et à ce que les administrations fiscales doivent communiquer dans une logique prenant à la fois en compte les droits fondamentaux des personnes et la lutte contre l’évasion fiscale. La limite est ténue. Explication par les faits.

En octobre 2016, le fisc espagnol demande à sa contrepartie luxembourgeoise des informations concernant la société ACE Entertainment, dont le bénéficiaire est Isabel Mebarak Rippol a.k.a Shakira, et portant sur les années 2011 à 2014. L’ACD fait suivre la demande au contribuable en juin 2017. Elle exige les contrats conclus avec d’autres structures et avec son bénéficiaire économique, les factures en lien avec ces contrats ou le détail des comptes bancaires dans lesquels la trésorerie est ouverte. Parallèlement, l’Espagne initie en mars 2017 auprès du fisc luxembourgeois une autre demande d’informations concernant la star colombienne. Le directeur de l’ACD donne suite en mai en questionnant la Banque Safra Sarasin à Luxembourg sur l’identité des titulaires d’un compte déterminé, les personnes autorisées à effectuer des opérations, les relevés, les bénéficiaires effectifs ou encore des mouvements vers des comptes ouverts après 2014. 

Désacralisation En juillet 2017, ACE Entertainment, les sociétés liées et Shakira elle-même demandent auprès du tribunal administratif l’annulation des injonctions de l’ACD. Or, la loi ne le permet alors pas… ou plus. Quand la nouvelle coalition gouvernementale s’est installée en 2013, le Grand-Duché venait à peine d’être blacklisté par le Forum mondial pour la transparence fiscale. Le directeur de l’ACD à l’époque, Guy Heintz, s’était rendu (seul représentant du Luxembourg) à Jakarta en novembre 2013 pour se voir remettre la mauvaise note. L’organe de l’OCDE destiné à mettre fin à l’opacité fiscale avait reconnu au Luxembourg un cadre rendant possible l’échange d’informations, mais il l’avait jugé inopérant. En effet, les procédures dilatoires encouragées par une loi qui autorisait les recours à gogo, la méfiance des juges administratifs et l’attitude pro-business de l’ACD vouaient les procédures à l’échec dans une large mesure. « Après Jakarta, on était pressés de changer ça », témoigne aujourd’hui le retraité Guy Heintz. Celui qui a quitté l’ACD en 2016 après y avoir effectué toute sa carrière réfute l’immixtion politique dans le travail quotidien de l’administration, mais parle de changement « un peu radical » en 2013 et qualifie les pratiques d’antan « d’ancienne idéologie ». En 2014, la loi interdisant tout recours du contribuable contre une décision de l’ACD brise la Sainte Trinité (réglementation taillée par les avocats d’affaires, fisc bienveillant et politique laxiste) et rompt l’équilibre général de la place. Selon les faucons de la fiscalité, la quête de transparence nuirait à la compétitivité du centre financier luxembourgeois. Elle génèrerait au point névralgique qu’est l’administration fiscale une incertitude, dont la désuétude des rulings, depuis Luxleaks puis leur échange automatique, est devenue le symbole le plus spectaculaire. En face, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) estime que la stigmatisation de la place nuira davantage sur le long terme. Le débat actuel sur l’impératif de durabilité de la politique industrielle rappelle l’introduction de l’éthique fiscale dans la logique de place.

Le nouvel antagonisme entre l’administration fiscale et les avocats d’affaires atteint son paroxysme quand la première enjoint, en juillet 2016, une partie des intermédiaires désignés dans les Panama Papers de dévoiler les « panaméennes » créées avec l’assistance du cabinet Mossack Fonseca, d’identifier leurs bénéficiaires économiques ou encore de détailler les prestations et les transactions (« pièces à l’appui »). Après des échanges de courriers dans lequel le bâtonnier de l’époque, François Prum, rappelle le caractère « impératif et contraignant » du secret professionnel face à cette « fishing expedition », le désaccord se formalise au tribunal administratif. L’ACD, alors encore dirigée par Guy Heintz, considère que le secret professionnel ne s’applique pas aux avocats d’affaires. Le retraité de la fiscalité précise aujourd’hui que, devant l’étalage public de structures offshore, il voulait s’assurer qu’aucune ne nuisait aux recettes fiscales luxembourgeoises. Dans ses conclusions et de manière assez savoureuse après ce changement de paradigme, l’ACD part à la chasse au fraudeur national en récitant la magouille au prix de transfert jusque-là appliquée aux sociétés internationales au bénéfice des avocats, de l’écosystème financier et des recettes fiscales locales : « Les capitaux en provenance du Panama vers les bénéficiaires économiques ultimes résidant au Grand-Duché ont, dans la majorité des cas, été générés par des sociétés luxembourgeoises, à la suite de quoi ils sont, dans le meilleur des cas, transférés au Panama à l’aide de factures émises par des sociétés panaméennes afférentes à des contre-prestations pour le moins discutables, douteuses ou même inexistantes, soit ils ne sont, dans le pire des cas, pas déclarés du tout au Luxembourg lors de leur réalisation. » 

Les jugements rendus la semaine passée (huit recours ont été déposés, sept ont obtenu gain de cause, un a été débouté car hors-délai) par le tribunal administratif soulignent que le critère décisif pour déterminer « s’il y a ou non pêche aux informations est celui de la pertinence vraisemblable des informations ». Or, pour les juges administratifs, l’ACD n’avait aucune idée de qui elle visait derrière sa demande adressée aux avocats, pas même s’il s’agissait d’un contribuable luxembourgeois, alors qu’il convient de savoir au préalable si l’intervention s’inscrit dans son domaine de compétence. La quatrième chambre du tribunal administratif considère ainsi que le préposé de l’administration fiscale s’est bien livré à de la pêche aux informations et qu’il a commis « un excès voire un détournement de pouvoir » et que sa demande est « illégale ». Voilà qui remet « l’église au milieu du village contre un activisme de certains membres de l’administration », commente Alain Steichen. Le fiscaliste n’a jamais caché son animosité face à la volonté « politique », de la rue de la Congrégation à celle du Fort Wedell, de passer pour le « bon élève ». « J’espère que l’intelligence paysanne luxembourgeoise fasse qu’à terme on revienne à des relations fidèles à l’image du roi Salomon, d’une administration un peu plus impartiale, un peu plus objective », avait-il lâché l’année passée (Land, 27.09.2019), quelques jours après la condamnation du Luxembourg dans le dossier Fiat à la CJUE pour aide d’État illégale à cause d’un ruling tamponné généreusement alors que l’ACD roulait encore pour la place.  

Lingerie sale Ce mardi dans l’affaire Shakira, l’instance européenne basée au Kirchberg a confirmé à la chanteuse, ou plus précisément aux détenteurs des informations qui la concernent, le droit de contester un recours de l’administration fiscale devant une juridiction indépendante. Le tribunal administratif (encore lui) avait rouvert la voie à cette possibilité dans le sillon de l’arrêt Berlioz. En mai 2017, les juges européens avaient déclaré la réglementation luxembourgeoise hors-la-loi en ce qu’elle contrevenait à la Charte des droits fondamentaux. Le législateur avait réagi en mars 2019 en redonnant au détenteur des informations la possibilité de contester une demande du fisc. Interrogée par la cour administrative (en appel), la CJUE a confirmé cette semaine la direction à prendre, mais a en sus réaffirmé la nécessité pour l’administration fiscale requise de vérifier la pertinence vraisemblable des informations demandées par la requérante. « L’ACD se contentait d’être les relayeurs des informations demandées par les autres pays, pour montrer que l’élève a compris sa leçon », peste Alain Steichen auprès du Land. Dans son Manuel de droit fiscal (en cours de réédition), le fiscaliste rappelle le devoir de contrôle du fisc, pour « prémunir l’État requis contre tout recours abusif à l’assistance conventionnelle, où l’État requérant demanderait des informations, non seulement pour des dossiers fiscaux en cours, mais également de manière prospective, en vue de détecter et d’enquêter sur des affaires fiscales non encore identifiées ». L’identité du contribuable concerné, le but fiscal de la demande, les raisons qui donnent à penser que les renseignements recherchés seraient détenus au Luxembourg, ainsi que l’identité de la personne doivent être apportés, lit-on dans la Bible du fiscaliste (les ouvrages de droit sont traditionnellement organisés en paragraphes comparables à des versets). « De la fine dentelle », résume Alain Steichen.

À la question de savoir si le secret revient en force, la tout fraîchement nommée bâtonnière Valérie Dupong, qui a hérité du dossier « Panama Papers », relève que la question du secret professionnel de l’avocat n’a pas été étudiée par le tribunal administratif puisque le seul manque de compétence de l’ACD a, en l’espèce, permis de déclarer illégale sa demande de renseignement. En revanche, les deux décisions de cette semaine rappellent au fisc l’impératif de vérifier la pertinence des informations demandées par l’autorité requérante et rassurent les détenteurs d’informations sur les possibilités de recours ouvertes, dans un difficile exercice d’équilibriste entre justice fiscale et respect des droits fondamentaux. La directrice de l’ACD Pascale Toussing estime d’ailleurs les décisions judiciaires « très nuancées » et réfléchit encore aux suites à donner à celles du tribunal administratif. Interrogée par le Land sur le nombre de demandes formulées par son prédécesseur auprès des avocats, l’ancienne directrice fiscalité de Pierre Gramegna en recense une vingtaine. Dans la douzaine qui n’ont pas déposé de recours, certains ont communiqué les informations demandées, d’autres ont été soumis à une amende, informe Pascale Toussing. Ce qui pose maintenant la question de savoir si les avocats dociles s’exposent à un risque pénal pour manquement au secret professionnel.

Pierre Sorlut
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