À peine arrivé d’un voyage en minibus de 23 heures (qui, faute d’avions, cloués au sol à cause du nuage de cendres islandais, l’avait rapatrié, lui et son ministre des Finances Luc Frie-den, de la réunion de l’Eurogroupe et de l’Écofin informel à Madrid), lundi en début d’après-midi, Jean-Claude Juncker avait réuni le gouvernement pour essayer de calmer le jeu, couper nette la cacophonie ambiante depuis le 12 avril, depuis que l’OGB-L avait laissé filtrer les informations sur les mesures d’économies proposées par le gouvernement dans le cadre des discussions tripartites. Or, il a beau multiplier appels internes et conseils des ministres qui s’enchaînent, interviews télévisées, discussions en tête-à-tête avec les partenaires sociaux, la situation semble toujours complètement hors contrôle. Selon un sondage TNS-Ilres pour RTL publié mercredi, dix pour cent des 516 sondés trouvaient la gestion de crise du Premier ministre très mauvaise, seulement douze pour cent la trouvaient très bonne ; en moyenne, il se situait à un point sur une échelle de -5 à +5.
Tout se passe actuellement comme si la tripartite, au lieu d’être constituée de trois parties, le gouvernement, les syndicats et le patronat, était devenue une quadripartite, avec un gouvernement scindé en deux camps idéologiquement opposés. Peut-être est-ce la virulence de la réaction publique aux mesures d’économie présentées par le ministre des Finances Luc Frieden mardi dernier qui a encouragé les ministres socialistes à sortir du rang, alors même que ce paquet avait été adopté par tous lors d’un conseil des ministres le 9 avril (sans pièces écrites), peut-être que l’OGB-L a fait pression depuis lors ou encore essaient-ils tout simplement de mieux se positionner sur le spectre politique, à 18 mois de la prochaine échéance électorale. Cette semaine, quasi tous les ministres, jusque dans son propre champ, en voulaient à Luc Frieden d’avoir si mal communiqué sur les mesures, sans insister suffisamment sur leur sélectivité sociale d’économie dans le champ de la politique familiale – à la télévision, ce mardi soir, Jean-Claude Juncker trouvait nécessaire de défendre celui qu’il a intronisé comme son dauphin contre l’image de « Familljekiller » (assassin des familles) qui lui colle désormais à la peau (voir aussi pages 6-7).
Mais depuis les déclarations pour le moins inattendues du ministre socialiste du Travail (et ancien diplomate) Nicolas Schmit jeudi dernier, qui était le premier ministre à fustiger publiquement le déséquilibre des mesures présentées par Luc Frieden, et estimant que le paquet intégral devait être renégocié dans ce sens, afin de mieux partager les conséquences financières de la crise parmi tous les partenaires sociaux, le désaccord interne dans un gouvernement qui avait omis les sujets qui fâchent dans son accord de coalition de l’année dernière avait éclaté au grand jour (voir d’Land 15/10). Bien que Nicolas Schmit se soit fait attaquer avec virulence par différents mandataires du CSV, jusqu’à la pathétique citation de Jean-Pierre Chevènement, « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » dont s’est fendue la jeunesse chrétienne-sociale dans un communiqué, le sondage TNS-Ilres/ RTL prouve que les électeurs interrogés apprécient son travail, il se classe en troisième, après Jean-Claude Juncker et Jean Asselborn – loin devant Luc Frieden.
« Ween LSAP wielt, wielt Sträit an d’Regierung, » (en votant pour le LSAP, les électeurs choisiraient d’importer leurs disputes internes dans le gouvernement) avait jadis estimé Jean-Claude Juncker durant la campagne électorale des avant-dernières législatives. Qu’idéologiquement, le parti socialiste ne s’aligne guère en interne est un secret de polichinelle et s’illustre bien à l’exemple du débat sur l’index. Car aujourd’hui, le LSAP lui-même fait le grand écart entre le très libéral Jeannot Krecké, proche des entreprises et plutôt technocrate élu au Centre – qui propose, dans ses 65 mesures pour l’amélioration de la compétitivité soumises au comité de coordination tripartite, qu’il faudrait « revoir le système en place relatif à l’indexation automatique des salaires, et notamment la modification du panier de référence » et que « en cas de dérapage de l’inflation, il y a lieu de mettre en place un système de décalage temporel en matière d’application des tranches indiciaires » (mesure n°49 ; voir aussi d’Land n°15/10) –, et le bord social du parti, comme le président du groupe parlementaire et ancien syndicaliste Lucien Lux, qui est catégoriquement opposé à ce qu’on touche à l’index.
Or, abolir l’indexation automatique des salaires à l’inflation est une des revendications récurrentes des patrons, appuyée par nombre d’experts nationaux (Banque centrale) ou internationaux (de Lionel Fontagné au Fonds monétaire international), afin de ne pas entraver la compétitivité des entreprises luxembourgeoises, qui se plaignent de l’évolution vers le haut des coûts salariaux. La seule annulation de la tranche indiciaire qui serait due à la fin de cette année vaudrait une économie de 75 millions d’euros à l’administration centrale, selon l’Union des entreprises. Qui demande, sinon son abolition, au moins un moratoire de deux ans sur l’index.
Les syndicats pourtant réagissent de façon épidermique à la question de l’index, qui ne peut visiblement plus être traité de manière rationnelle : c’est pas touche et puis c’est tout. Ils se souviennent trop douloureusement des reproches qui leur ont été faits d’avoir accepté le démantèlement du système social luxembourgeois lors de la tripartite de 2006, où les syndicats avaient avalisé une modulation du système. Aussi bien le LSAP que le CSV promettaient la réintroduction du mécanisme dès la fin des mesures prévues dans la loi de 2006 dans leurs programmes électoraux de 2009 – mais le terme ne tombe pas une seule fois dans le programme de coalition du gouvernement Juncker/Asselborn II.
Que le paquet de propositions du gouvernement présenté la semaine dernière comprenne donc une version soft de la modulation du système de l’index – les produits pétroliers, pour des raisons de volatilité de leurs prix, ainsi que le tabac et l’alcool, pour des raisons de politique de santé seraient supprimés du panier de produits et services servant au calcul de l’évolution des prix – est vite devenu un symbole d’une politique anti-sociale. Or, selon des calculs du Statec, la suppression du pétrole dans le panier n’aurait, sur les dix dernières années, guère affecté le nombre des tranches indiciaires, mais uniquement leur échéance. Pour le LSAP toutefois, il était clair depuis l’adoption d’une résolution par les délégués lors de son congrès à la mi-mars allant dans ce sens, que l’index était une de ces lignes rouges à ne pas franchir (d’Land 11/10). Le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn estima, lors d’une interview dans l’émission Background de RTL samedi, que le plus sage était de simplement classer cette discussion ad acta, de ne plus y toucher pour retrouver un climat plus serein pour la suite des négociations.
Cette semaine néanmoins, malgré les appels à la raison de Jean-Claude Juncker et de Jean Asselborn, on était loin d’un retour à la normale. Un Premier ministre qui annule son voyage au G7 à Washington et enchaîne conseils des ministres, conciliabules et entrevue avec le grand-duc ; des ministres socialistes qui d’abord s’égosillent en public, puis promettent des propositions alternatives au premier paquet de mesures d’économie en vue de la dernière réunion de la tripartite mardi prochain (propositions tenues secrètes à l’heure où nous mettons sous presse), et un sondage TNS-Ilres/RTL qui prouve que 33 pour cent des interrogés ne font plus confiance au gouvernement et 42 pour cent plaident pour de nouvelles élections en cas de non-accord au sein du comité de coordination tripartite... – tout indiquait, sinon un échec de la tripartite, au moins une sérieuse crise de confiance au gouvernement et dans la population. « Il n’y a pas de problème auquel nous ne puissions trouver une solution, » estimait Jean-Claude Juncker après huit heures de discussions mercredi soir.